Différences n°275 - juillet 2010
Sommaire du numéro
n°275 de juillet 2010
- Edito: Alerte! Par Mouloud Aounit
- Amérique latine: la pause par Michel Rogalski
- Dossier: murs et frontières
- Texte de présentation du MRAP
- Politique contemporaine du mur: enfermer dehors par Evelyne Ritaine
- Avec le mur égyptien: l'encerclement de Gaza s'intensifie par la commission Moyen-Orient
- Les frontières de l'identité euro-méditéranéennes par Maria Donzelli
- Internet: marché, information et cyber-murailles par J.F. Téaldi
- Un nouveau pas vers la désémancipation: la stratégie de guerre civile préventive du régime Sarkosien par André Tosel
- Pistes pour un enseignement de l'histoire des Tsiganes à l'école par Xavier Rothéa [gens du voyage]
- Le massacre d'Aigues-Mortes par Enzo Barnaba
- Le massacre d'Aigues-Mortes: intervention de Gérard Noiriel
- A voir ou a ezvoir: Les arrivants; No comment par Colette Fournier
- Trauma d'Ahlam Shibli
Numéro au format PDF
Cliquez sur l'image ci-dessous pour avoir accès au document numérisé. Cliquez ensuite sur l'onglet "précédent" de votre navigateur pour revenir à cette page.
Texte brut du numéro
· , 1 erences N°275 Juillet 1 Août 1 Septembre 2010 mouvement contre le racisme et pour l'amitié entre les peuples AméniQue latine • -. . -. ... -. E nfer.mer. delior. • ·encer.clement de Gaza sïntensifie mèd iter.r.anéen ne • é 1 e ankozlen ROlJr. un en5G1~nc TrIa 5àcrc d·Ai~ues · Mo t(· ( DifféT'ences » 43. bd de Ma"Qenta - 75010 PA~IS Tél.: 0153 389999 - Fax : 0140409098 mail : differences.ya@oran"Qe.fr • • • D;1'8cteul' de la pubHcat;on : Mouloud Aounit Rêdact;on : Yves Mar chi / Alexandrine Vocaturo Ass;stant pl'oducdon : Pierre ~ousset . Ser"Qe Ber"Qeon Adm;n;stl'atl';ce : Marie-Annick Butez Concepdon/lmp1'8ss;on: Marnat -Tél.: 0156 80 0919 Dêpôt lê'Qal : Juillet 2007 , E 1 •• la pause? Michel Rogalski Directeur de la revue Recherches internationales* La cascade d'élections qui traverse le continent latino-américain en 2006 vient conforter le virage à gauche amorcé par l'élection de Chavez au Venezuela dès 1999, suivie par celle de Lula au Brésil en 2002. Entre temps c'était l'Argentine, l'Uruguay et la Bolivie qui avaient basculé. Puis le Chili, Haïti, le Costa Rica, le Nicaragua et l'Equateur rejoignent, à leur tour, cette nébuleuse de gauches dont chacune est marquée une trajectoire singulière profondément ancrée dans l'histoire de son pays. C'est dire combien l'équilibre politique de la région s'est trouvé modifié. La tourmente électorale, qui a ainsi affecté une dizaine de pays du continent, succède au triple cycle des dictatures, des" transitions démocratiques" et du néolibéralisme qui a marqué le continent depuis quarante années. De cette tourmente, les équipes très marquées à droite n'ont conservé le pouvoir qu'en Colombie, au Salvador et d'extrême justesse au Mexique. Un arc-en-ciel de gauches Ces expériences traduisent partout l'épuisement des politiques. Elles sont portées par des mouvements sociaux très divers, variés dans leur composition et leur mode d'action : grèves syndicales, mouvements paysans, coupeurs de routes (<< piqueteros »), associations de quartiers, mouvements indigènes. Les apports idéologiques sont multiples et s'inspirent de la théologie de la libération, du marxisme, de l'indigénisme, du féminisme, de l'écologie, d'un nationalisme s'exprimant à travers une volonté de maîtrise des ressources naturelles. Au-delà des désillusions démocratiques largement partagées, ces expériences héritent toutes d'une situation catastrophique. Quand la gauche accède au pouvoir, elle doit reconquérir des marges de souveraineté économique perdues et donc établir un type de relations internationales nouveau qui rende ces pays moins dépendants. Elle doit aussi faire face à une importante population pauvre et donc à une forte attente populaire en direction de laquelle des signaux clairs doivent être émis. Il faut d'urgence soulager la misère des couches marginalisées tout en étant attentif à l'appauvrissement des classes moyennes malmenées et qui ayant sanctionné les équipes précédentes attendent beaucoup de ces nouvelles expériences. L'ampleur de la tâche est immense car cela fait depuis vingt ans que le modèle des « transitions démocratiques » s'épuise lentement et laisse des pays exsangues. Tout est à construire : système de santé, travaux d'infrastructures, contrôle des ressources nationales des hydrocarbures à l'eau, lancement de réformes agraires, augmentation de l'autonomie alimentaire, alphabétisation des adultes, scolarisation des jeunes. Les réponses sont diverses et témoignent de la présence d'un arc-en-ciel de gauches. Mais, il existe une volonté de partage d'expériences, de coopération, de destin commun qui s'incarnent à travers une intégration continentale plus poussée. La question des regroupements régionaux est d'une grande importance en Amérique latine et représente un bon thermomètre des relations avec les États-Unis d'une part, et des relations de bon voisinage entre les pays du continent d'autre part. Deux projets se heurtent. D'un côté, une volonté d'intégration continentale sous domination américaine (ALCA) visant à étendre l'ALENA (Canada, États-Unis, Mexique) jusqu'à la Terre de feu, et de l'autre, des projets multiples de regroupement régionaux. Le poids du Brésil (presque 50 % du PIB continental) est décisif dans l'équilibre car il peut jouer le rôle du relais états-unien doublé de gendarme régional, moyennant quelques avantages, ou prendre la tête d'une résistance continentale. La dernière période a été marquée par la réactivation du MERCOSUR, et l'apparition d'un autre projet à vocation continentale et à dimension plus politique, l'ALBA regroupant principalement Cuba, le Venezuela, l'Equateur, la Bolivie et le Nicaragua. Impuissant, Washington a dû assister à la création de l'UNASUR, vaste regroupement de toute l'Amérique latine sans pouvoir y prendre pied. À cela il faut ajouter la récente constitution de la Banque du Sud censée jouer le rôle d'une banque de développement du continent. Mais malgré l'échec de leur projet continental d'intégration, les États-Unis semblent vouloir maintenir la pression dans cette direction, quitte à procéder, dans un premier temps, par grignotage à travers des accords bilatéraux de libre-échange. Un nouveau cycle électoral en cours Un nouveau cycle électoral est en cours dans le continent. Entre 2009 et 2011, la région sera confrontée à quatorze élections présidentielles. C'est dire si des alternances sont possibles, d'autant que les conséquences de la crise états-unienne ont frappé les 3 4 plus pauvres qui peuvent en manifester un ressentiment en s'abstenant de se mobiliser et contribuer ainsi à fragiliser des majorités installées. Le matelas électoral de Chavez au Venezuela connaît un effritement, et si l'opposition fort disparate sait rester unie, elle peut espérer l'emporter en surfant sur la montée des insatisfactions quotidiennes de la population: insécurité, corruption, carence de logements, pénuries alimentaires, coupures d'électricité. Le cas est ici assez emblématique des difficultés de la mutation latino-américaine. Tout le pouvoir politique a été conquis et les institutions remaniées, mais l'oligarchie en place garde son pouvoir économique et financier et le régime, faute d'avoir su diversifier ses clients, reste tributaire pour ses revenus pétroliers de celui qu'il désigne comme son principal ennemi mais qui lui procure 90 % de ses ressources extérieures. Le poids du secteur privé dans l'appareil productif s'est même élargi. Comment, dans de t elles conditions, rendre crédible un discours sur le « socialisme du XXle siècle» ? Au Brésil, Lula serait à coup sûr réélu s'il pouvait se représenter, mais la candidate respectée qu'il a intronisée peine à faire remonter les sondages en sa faveur et il n'est pas certain qu'elle puisse capitaliser à son profit le passage reconnu du Brésil du statut de puissance émergente à celui d'une puissance émergée qui contribue à refaçonner l'ordre mondial. La récente période montre que l'arrivée des mouvements de gauche au gouvernement ne conduit pas pour autant à la détention du pouvoir et que les discours qui portent haut et sont radicaux ne suffisent pas nécessairement à affronter concrètement les problèmes radicaux. Le nouveau cycle électoral a déjà fait deux victimes : le Honduras et le Chili. Si on y ajoute les régimes colombien, mexicain, salvadorien et guatémaltèque qui sont entre les mains des conservateurs, les Etats-Unis disposent d'une brochette d'alliés sur le continent. La farce électorale du Honduras qui n'était que la suite d'un coup d'Etat a foca lisé l'attention parce que ce pays était notamment membre de l'ALBA et que celleci n'a pu qu'afficher son impuissance face au cours des événements et laisser le Brésil monter en première ligne. Cuba, qui avait déjà surmonté l'épreuve de l'effondrement de son allié principal, l'Union soviétique, a su faire face au retrait progressif de la vie politique active de son leader charismatique sans soubresaut majeur. L'île cherche à établir un mode de relations nonconflictuel avec le nouveau président Obama qui, pour des raisons de politique interne, ne semble pas vouloir saisir la main qui se tend. À Washington, l'équipe en place chargée du suivi de l'Amérique latine est restée pour l'essentiel celle de l'équipe Bush, ce qui crée des pesanteurs. Les conditions de vie à Cuba ne sont pas bonnes tant la préservation des avancées sociales peine à se maintenir en période de crise. On peut résumer les cinquante années de l'expérience cubaine à trente années de prospérité suivies de vingt années de crise. L'attente est grande d'une amélioration qui ne pourrait venir que de la recherche de nouvelles méthodes de gestion économique. La montée des inégalités conduisant à un quasi-dualisme économique, et l'absence de liberté politique sapent la légitimité historique de la Révolution même si son prestige reste encore très grand à l'échelle du continent. Cuba est aujourd'hui parfaitement intégré dans les instances politiques continentales et a su construire d'excellentes relations avec les gauches latino-américaines, toutes tendances confondues. Le maintien de l'hégémonie politique gouvernementale n'étant pas considéré comme négociable pour l'essentiel, le régime tente de limiter les problèmes nés d'une société devenue duale, et cherche à briser son isolement diplomatique et économique. Dans ce contexte, l'expérience vietnamienne fait l'objet d'une grande curiosité. Le rôle de Washington Ces évolutions se font sous le regard attentif des États-Unis dont l'intérêt pour la région reste maintenu malgré leur " fixation" moyen-orientale. Depuis les années soixante, ils ont adopté trois postures successives visà- vis de l'Amérique latine: l'anticommunisme et l'idéologie de la "sécurité nationale", la lutte contre le narcotrafic, et enfin la lutte contre le terrorisme. La première a justifié leur engagement aux côtés de la plupart des dictatures, leur volonté d'isoler Cuba et d'en renverser le régime et leur intervention dans les stratégies anti-guérillas. L'Alliance pour le Progrès des années soixante et soixante-dix en fut le volet présentable. La lutte contre la drogue se traduisit par la mise en place du plan Colombie dont l'essentiel des financements est destiné au renforcement du potentiel militaire des pays qui y participent. Quant à l'action contre le terrorisme, initiée après le 11 septembre 2001, elle n'a manifestement pas porté ses fruits si l'on en juge par le refus de cinq grands pays du continent (Argentine, Brésil, Chili, Mexique, Venezuela) d'approuver l'intervention en Irak. Les États-Unis restent sous la hantise de deux types d'évolutions. L'État failli comme la Colombie qui se transformerait en bourbier en cas de franche intervention et dont un putsch ne résoudrait rien. Drogue et terrorisme représentent pour eux le second cauchemar. La préoccupation de la première est certainement réelle mais souvent instrumentalisée. Le second relève largement du fantasme bushien et pourrait voir un jour nouveau sous la présidence Obama. De toute façon, dans l'agenda des urgences pour la Maison Blanche, l'Amérique latine n'est pas en tête de liste. Il lui faut d'abord gérer un départ d'Irak et traiter le dossier AfPak, autrement préoccupant, sans compter la sortie de crise. Mais une chose est sûre, les États-Unis ne peuvent plus aussi facilement qu'auparavant traiter l'Amérique latine comme une arrière-cour. Les mécanismes de domination et de prédation perdurent toujours, mais font l'objet de contestations de plus en plus fortes même si le curseur politique peut évoluer dans la région. (*) Chronique de la revue Recherches internationales à laquelle collaborent de nombreux universitaires ou chercheurs et qui a pour champ d'analyse les grandes questions qui bouleversent le monde aujourd'hui, les enjeux de la mondialisation, les luttes de solidarité qui se nouent et apparaissent de plus en plus indissociables de ce qui se passe dans chaque pays. 6, av. Mathurin Moreau - 75167 Paris Cedex 19 Tél.: 014217 45 27 E-mail: recherinter@internatif.org Abonnements 4 numéros par an : 55 Euros, Étranger 75 Euros Parallèlement à l'idée de protection qui s'impose à première vue, le mur renvoie de façon irrémédiable et spectaculaire à l'idée de séparation, de frontière qui délimite outre les notions de permis et d'interdit, les notions d'intérieur et d'extérieur, de dedans et de dehors, d'appartenance ou de non-appartenance, d'entre soi et qui nous obligent à nous interroger et à prendre en considération le lieu d'où l'on parle. Du mur qui protège à celui qui enferme, de celui qui sépare à celui qui annexe, de celui qui interdit d'entrer à celui qui empêche de sortir, les murs, s'ils ont en commun d'être une construction du pouvoir et de représenter un fait accompli, restent caractérisés par une ambivalence certaine : ils n'ont pas les mêmes fonctions et ne sont pas vécus de la même façon suivant de quel côté du mur on se trouve physiquement, en fonction des aléas de la naissance, de même qu'ils ne seront pas analysés de la même façon suivant les choix idéologiques et politiques revendiqués par les individus. Les murs se dressent partout. Aujourd'hui encore ils sont présentés comme solution à des problèmes qui pourraient sans aucun doute être résolus par la mise en place de politiques plus conformes aux droits de peuples et des citoyens. Les murs de nos villes : enfermement, ghettoïsation et exclusion L'espace urbain est bien souvent structuré par des murs, qu'ils soient visibles ou invisibles, matériels ou immat ériels, réels ou symboliques. La construction dans les villes de véritables murs derrière lesquels une bourgeoisie avide de ses privilèges se met à l'abri, protégée par une armée de vigiles, ne préfigure-t-elle la société urbaine à venir? Pour l'heure le phénomène en Europe se traduit différemment. Les murs dans nos villes, s'ils sont bien invisibles n'en participent pas moins à la construction de ghettos. C'est bien là une autre fonction du mur, celle d'enfermement, communautaire en la circonstance. Si au Moyen Age la séparation entre les personnes se faisait sur des bases confessionnelles, le terme « ghetto », qui est repris aujourd'hui, renvoie à la situation des jeunes des quartiers populaires et particulièrement de ceux « issus de l'immigration» qui sont littéralement assignés à résidence dans des quartiers dits « sensibles» .Et si aujourd'hui les murs, au sens physique, sont invisibles, ils n'en existent pas moins qui conduisent à un tri social et à un enfermement dont sont victimes des populations en fonction de leur appartenance réelle ou supposée. Enfermement dans un quartier, au niveau spatial, mais également enfermement dans une communauté à laquelle on cherche à réduire leur identité. Cette ségrégation urbaine rend impossible une mixité sociale pourtant indispensable au développement harmonieux d'une société. Ainsi tend à se développer dans ces quartiers de relégation une organisation sociale parallèle, spécifique à ces quartiers et qui fait que le ghetto se construit également de l'intérieur suivant un mode qui le protège collectivement de la société extérieure, dans un mouvement tourné vers l'intérieur de la cité où les codes deviennent de plus en plus auto-référentiels. Ainsi le mur en milieu urbain, malgré son invisibilité, entraÎne-t-il un phénomène d'enfermement et d'exclusion, de double exclusion même: une exclusion subie venant du dehors doublée d'une auto-exclusion, s'alimentant réciproquement. Ainsi donc un mur, même invisible, délimite-t-il un dedans et un dehors qui interagissent malgré la séparation opérée par le mur. Résultat redoutable et dangereux qui marque tout autant l'échec complet d'une politique de la Ville que les dangers d'une idéologie qui cherche plus à diviser et à opposer les gens qu'à les rassembler sur un projet commun respectueux de tous et qui lutte efficacement contre les discriminations. Le mur comme protection et de délimitation du territoire ••• ••• Les murs contre la liberté de circulation La fonction de protection du mur est illustrée de façon incontestable par la grande @RulaHala. an; muraille de Chine édifiée il y a plus de 2 000 ans, sous le règne du premier empereur de Chine. Construite pour éviter les invasions des peuples barbares qui menaçaient l'Empire, sa fonction de protection est évidente mais elle allait également matérialiser une frontière et délimiter tout à la fois un territoire au sens physique et géographique mais également d'un point de vue politique, un territoire sur lequel s'exerce l'autorité de l'Empereur. Aujourd'hui les murs sont censés protéger de la venue des misérables venant des pays en voie de développement, victimes d'un système économique mondialisé, dont le seul but est le profit des transnationales du Nord. Les dirigeants européens pourraient paraphraser à propos de la forteresse Europe la formule de Michel Rocard « La France ne peut accueillir toute la misère du monde ... ». En créant ou en instrumentalisant la peur de l'invasion, en mettant en avant l'argument de la préservation d'un mode et d'un niveau de vie, ils justifient les murs administratifs qui sont autant d'obstacles dressés à la libre circulation des personnes. Murs administratifs qui sont aujourd'hui doublés par de véritables murs construits à la frontière extérieure de l'Europe dans le but d'assurer l'étanchéité totale de l'Europe, c'est à dire arrêter totalement l'immigration qualifiée d'illégale. Si la chute du mur de Berlin de 1989, mettant fin à la séparation politique (idéologique) de l'Europe en deux blocs antagonistes a été présentée comme un t riomphe des valeurs démocratiques occidentales ,et la possibilité donnée aux citoyens du bloc de l'Est de circuler sans entraves comme un triomphe pour la liberté, dans le même temps d'autres murs allaient tout aussitôt être dressés par l'Europe pour délimiter l'espace Schengen portant atteinte à cette même liberté de circulation tant vantée quelques années auparavant et qui s'est trouvée admise davantage pour les capitaux que pour les personnes venant des pays en développement. Et ce mur dressé entre pays riches et pays pauvres est tout aussi attentatoire à la liberté dans ce qu'il a pour effet d'enfermer dehors ceux qui sont considérés comme indésirables. Ces murs sont le résultat d'une asymétrie qui gouverne aux rapports inter- 5 6 nationaux et qui permet à l'une des parties P 1 Lili J UE C 1 NIEMP ,I AINE DU MUR - la plus puissante - d'imposer sa décision à ~ l'autre, en l'occurrence, pour les pays riches d'ériger des murs contre la venue des immigrants tout en exigeant des pays pauvres •• l'ouverture des frontières à leurs marchandises, leurs banques, leurs entreprises industrielles et commerciales. Que ce soit le mur construit à la frontière entre le Mexique et les Etats-Unis pour rendre impossible toute immigration des Latinos ou les murs que la citadelle Europe dresse aux frontières extérieures de l'Union comme à Ceuta et Melilla, c'est la même logique qui est à l'oeuvre: se protéger contre la misère, considérée comme un péril alors même que les pays riches portent une lourde responsabilité dans le développement de la misère des pays du Sud. C'est également cette logique qui préside à la construction d'un mur de près de 4 000 km pour faire barrage à l'entrée des paysans du Bangladesh, réfugiés climatiques victimes de la submersion de leurs terres. Des murs en Europe même Cependant à l'intérieur même de l'Europe, il ne faut pas oublier que se dressent des murs qui continuent à séparer des communautés comme c'est le cas en Irlande du Nord où, à Belfast, le mur sépare quartiers catholique et protestant, ou comme c'est le cas à Chypre où après la partition de l'île provoquée par l'instauration de la République chypriote turque autoproclamée du Nord, un mur sépare le Nord à majorité turque du reste de Chypre à majorité grecque. Les murs d'annexion : des occupants et des occupés C'est en ce domaine que se manifeste de la façon la plus clai re l'ambivalence des murs. L'objectif de contrôler un t erritoire et sa population est évident, la protection (avec les impératifs de sécurité mis en avant comme justification) du territoire pour les occupants se traduit en un véritable enfermement pour les occupés. Si ces murs existent aujourd'hui au Sahara comme en Palestine, c'est qu'ils ne sont que le résultat d'une absence de volonté politique de la « communauté internationale» qui ne se résout toujours pas à rendre effectif, au Sahara, le droit à l'autodétermination du peuple saharaoui et qui a laissé faire le Maroc, pas plus qu'elle ne se résout à exiger le démantèlement du mur construit par Israël dans le territoire palestinien occupé pour s'accaparer le plus possible de territoire en Cisjordanie et à Jérusalem-Est, jusqu'à rendre toujours plus aléatoire la construction d'un Etat palestinien viable. Quant au mur souterrain que le gouvernement égyptien construit actuellement à la frontière de Gaza pour bloquer les tunnels et empêcher toute ci rculation de biens ou de personnes, aucune justification ne peut être avancée, et montre le degré de dépendance et de soumission du gouvernement égyptien aux exigences d'Israël et de ses alliés occidentaux. Parce qu'ils enferment plus qu'ils ne protègent, parce qu'ils sont les instruments de la domination des plus forts sur les plus faibles, des plus riches sur les plus pauvres, parce qu'ils sont des obstacles à la liberté, à l'émancipation, et au vivre-ensemble, il nous faut abattre les murs, tous les murs. MRAP mai 2010 Evelyne Ritaine directrice de recherche en sciences politiques, Sciences Po Bordeaux Frontière Etats·Unis·Mexique , Eté 1961, Berlin: l'érection d'un mur signe la glaciation de la Guerre fro ide. Automne 1989, Berlin : le mur s'effondre et semble annoncer l'avènement d'un monde ouvert et globalisé, d'un univers d'échanges et de mobilité. Eté 2010 : nous vivons dans l'oxymore de la globalisation, dans un monde de flux ET de prolifération de murs. Sur les autoroutes du sud des Etats-Unis, des panneaux proclament « Stop the mexican invasion» et la frontière avec le Mexique est murée. Tout au long de la rive nord de la Méditerranée s'est matérialisée une « mer fortifiée » qui blinde la frontière sud de l'Union européenne. A Bagdad, l'armée américaine, en désespoir de cause, a dressé des murs entre les quartiers sunnites et les quartiers chiites. L'Etat d'Israël, après s'être fortifié derrière le parangon des murs, a entrepris des offensives militaires des plus classiques dans le sud du Liban, puis à Gaza ; et les Palestiniens sont devenus experts en tunnels, par dessous le mur, et en tirs de roquettes, par dessus le mur. A Padoue, une municipalité de centre-gauche a érigé un mur pour isoler de la cité un ghetto d'immigrés - ou de délinquants -, c'est selon les interprétations. Partout, tout autour du monde, fleurissent gated communities (résidences fermées et sécurisées) et quartiers fortifiés ; on va même jusqu'à blinder les zones touristiques, comme au Kenya ou en Egypte, etc. Paradoxe, dans notre univers de mobilité généralisée, l'érection de murs de séparation et de contrôle est devenue un dispositif fréquent, qui est toujours constitué de moyens d'empêcher la circulation des personnes, par le blindage matériel et immatériel des limites territoriales, la protection des voies de passage, le contrôle des entrées par les checkpoints, le triage dans les centres de rétention. Il y a là, en apparence, une contradiction avec l'idéologie néolibérale du laissez-faire et du laissez-passer, où marchandises, capitaux et informations circulent presque sans contraintes. En pratique, une grande incertitude se développe lorsque la mobilité humaine s'intensifie (multiplication des échanges), lorsque la mobilité est revendiquée (migrations), lorsque la mobilité peut devenir massive (réfugiés climatiques). Alors la question du contrôle de la circulation des personnes peut devenir un enjeu politique, au-delà de simples questions de sécurité publique, sous l'influence de groupes politiques réactionnaires. Dans l'espace incertain de la globalisation, les menaces - et les anticipations des menaces - sont de nature asymétrique : le danger n'est plus seulement conventionnel, et peut venir d'éléments diffici lement identifiables (mafias, trafiquants, clans incontrôlés, terroristes, clandestins, etc.). Le blindage contemporain de la limite territorialisée est une réponse asymétrique à la perception d'un péril asymétrique. Dans ce contexte de suspicion généralisée, la liberté de circulation des personnes sera l'un des grands enjeux de demain, au même titre que la protection de l'environnement (et souvent liée à elle, comme dans le cas des réfugiés climatiques). MURS CONTEMPORAINS En effet, les murs contemporains n'ambitionnent pas de stopper des invasions ennemies, comme c'était le cas pour les fortifications anciennes. Ces murs ne prétendent pas empêcher les ressortissants de l'intérieur de s'enfuir, comme le fa isait le mur de Berlin. Ces murs se préoccupent « d'enfermer dehors» les indésirables. En ce sens les murs contemporains, dont l'efficacité pratique peut toujours être discutée, sont politiquement signifiants: alors que la frontière ne désigne que l'étranger (symétriquement des deux côtés), alors que la ligne de cessez-le-feu est tracée d'un commun accord entre belligérants (symétriquement des deux côtés), alors que la différenciation entre quartiers obéit à une logique sociologique (symétriquement des deux côtés), le mur contemporain fabrique, asymétriquement, le suspect. Dorénavant la décision d'ériger un mur exprime l'asymétrie(1), car elle ne dresse pas une barrière face à une part ie équivalente, un autre Etat ou un autre groupe social, mais face à des risques d'intrusion de groupes peu identifiables: elle fonctionne à l'anticipation de la menace asymétrique, et correspond à une volonté de triage. Les murs de séparation contemporains peuvent sembler très différents dans leurs caractéristiques empiriques. Ils sont en effet dotés de technologies de blindage plus ou moins élaborées, de la simple rangée de barbelés aux technologies de surveillance les plus sophistiquées, de la barrière de béton aux espaces maritimes blindés, voire à la surveillance offshore. Ils ont aussi des caractères juridiques et politiques différents. Les murs de séparation les plus fréquents, les cas de blindage de frontière, relèvent d'un sécuritaire civil et milita ire: dans un amalgame troublant, ils sont censés protéger un territoire national du terrorisme, des trafics, de l'immigration clandestinel21. Il s'agit d'un exercice de souveraineté étatique, puisque la barrière est construite sur le territoire de l'Etat décideur, dans un contexte de rapport de forces très déséquilibré avec le territoire voisin. Les centres de rétention pour ét rangers sont des annexes naturelles de cette barrière frontalière, un deuxième filtre(3). On compte aujourd'hui une quinzaine de cas de front ières blindées, et la liste s'allonge régulièrementl41
- Etats-Unis/Mexique ; Union
européenne/Afrique (surveillance électronique du Détroit de Gibraltar ; blindage des villes espagnoles en territoire marocain de Ceuta et Melilla; contrôle maritime et électronique de la Méditerranée) ; Australie/ Indonésie; Inde/Bangladesh; Inde/Pakistan
- Thaïlande/Malaisie ; Chine/Corée
du Nord ; Turquie/Irak; Arabie saoudite/ Irak ; Arabie saoudite/Yémen ; Emirats arabes unis/Sultanat d'Oman; Botswana/ Zimbabwe, etc. D'autres cas relèvent d'un sécuritaire directement militaire: il s'agit de lignes de cessez-le-feu dont le tracé et la valeur jurid ique sont contestés par l'un ou l'autre des protagonistes. Imposer, par l'importance des dispositifs construits, des limites territoriales de fait semble bien être la stratégie sous-jacente à l'érection de ces murs: murs entre Israël et Territoires palestiniens, entre Maroc et Territoires sahraouis, entre Inde et Pakistan au Cachemire. Dans ces cas, contrairement aux autres, il y a eu déplacement ou séparation des populations. Du sécurita ire militaire relèvent aussi les murs de séparation entre communautés, érigés dans des contextes de guerre civile par des forces milita ires tierces, pour séparer les belligérants : peacelines de Belfast entre quartiers catholiques et quartiers protestants, Bremer walls à Bagdad entre quartiers sunnites et quartiers chiites, gated communities militaires comme les camps retranchés américains en Irak. Bien qu'apparemment éloigné de la logique qui préside aux cas précédents, le sécurita ire social atteste d'une logique de séparation homologue, à l'oeuvre dans les enclaves urbaines fortifiées (comme les barrios privados d'Amérique latine), dans la construction de barrières préventives en milieu urbain, et dans les gated communities, désormais répandues dans le monde entier. Ces dispositifs de séparation urbains supposent en effet la permanente anticipation d'une menace extérieure, qui appelle le déploiement de techniques d'inspiration policière et militaire pour contrôler un territoire privatisé: « ces mesures de sécurité sont appelées "prévention de la criminalité par le design environnemental" »151. Ces dispositifs de contrôle affichent toujours une fonction sécuritaire, dont les fins explicites - civiles, militaires ou sociales - sont différentes. Cependant, ces différents cas semblent avoir en commun une fonction de séparation politique inédite, et révélatrice des tensions de la globalisation : peut-être sont-ils l'incarnation d'une politique du Mur. En effet, le Mur crée un nouvel espace public, asymétrique. Il définit un extérieur et un intérieur équivalents d'un espace du risque et d'un espace de la protection. Il définit une communauté sociale et territoriale digne de protection : il est identitaire. Il définit des catégories dangereuses dont il convient de se protéger: il est exclusif, stigmatisant, et humiliant. Il définit la légalité : la séparation provoque la transgression, infraction dans le franchissement non autorisé, clandestinité dans le séjour irrégulierl61. La stratégie du Mur désigne un pouvoir, au sens foucaldien du terme de « mode d'action sur des actions des autres »171: celui qui décide ce qui est intérieur et ce qui est extérieur; celui qui décide de la liberté de circulation des autres. Le Mur est la marque d'un pouvoir de décision (décider de la séparation), d'un pouvoir de contrôle (contrôler les déplacements des autres), d'un pouvoir de catégoriser (légitimer la séparation par la stigmatisation des outsiders) : à ce titre, il est souvent liberticide, et parfois mortifère. (1) Symétrie: correspondance exacte en forme, taille et position de parties opposées; Dissymétrie: défaut de symétrie; Asymétrie: absence de symétrie (d'après le Robert ). En matière stratégique, l'asymétrie désigne les différences qualitatives dans les moyens employés. (2) Didier Bigo « Sécurité et immigration: vers une gouvernementalité par l'inquiétude », dans « Sécurité et immigration », Cultures&Conflits, 1998, 31/32, http:// www.conflits.org/index537.html (3 ) Marc Bernardot, Camps d'étrangers, Bellecombe-en-Bauges, Editions du Croquant, 2008. (4) Le premier Etat (ou groupe d'Etats) cité est celui qui a pris la décision de blindage. (5) E.J. Blakely, M. G. Snyder, Fortress America. Gated Communities in the United States, Washington (DC), Cambridge, Brookings Institution Press, 1997, p.162 (traduit par nous). (6) Ces thèmes ont été explorés par Zygmunt Bauman, La société assiégée, Rodez, Le Rouergue/Chambon, 2005 ; Zygmunt Bauman, Vies perdues. La modernité et ses exclus, Paris, payot, 2006. (7) Michel Foucault, « Deux essais sur le sujet et le pouvoir », dans Hubert Dreyfus, Paul Rabinow, Michel Foucault, un parcours philosophique, Paris, Gallimard,1984, p. 296-321. 7 8 POLITIQUE ASYMETRIQUE On ne construit jamais une barrière face à une puissance considérée comme sûre. Si l'autre partie est considérée comme fiable, le contrôle de la limite s'effectue de façon bilatérale : les Etats-Unis, par exemple, collaborent avec le Canada pour le contrôle de leur frontière nord, mais imposent une barrière à la frontière avec le Mexique (et donc avec l'Amérique du Sud en général). Le Mur court toujours le long d'une ligne de déséquilibre, ligne de faille de la globalisation, déséquilibre de richesse, déséquilibre de puissance. Les cas de blindage de frontière désignent ainsi le plus souvent une forte dissymétrie économique: les écarts de revenus entre Etats-Unis et Mexique, Espagne et Maroc (Union européenne et Afrique), Grèce/Italie et Balkans sont parmi les plus importants dans le monde. D'autres fois, le déséquilibre, autant politique qu'économique, tient plus à une situation locale (entre Israël et Territoires palestiniens, entre Botswana et Zimbabwe, entre Inde et Bangladesh). Le déséquilibre peut aussi tenir à l'anarchie sociale provoquée par la guerre, comme en Irak, dont les voisins ont blindé leurs frontières (Arabie saoudite, Turquie). Enfin, dans les gated communities, le Mur enserre des groupes socialement homogènes, ainsi séparés de ceux qui sont autres (des pauvres, des marginaux certes, mais aussi des groupes sociaux différents). Entre les deux côtés du Mur, il y a toujours un important déséquilibre de potentiel, et une défiance asymétrique. La décision d'ériger le Mur exprime l'asymétrie, car elle ne dresse pas une barrière face à une partie équivalente, un autre Etat ou un autre groupe social, mais face à des risques d'intrusion de groupes peu identifiables: elle fonctionne à l'anticipation de la menace asymétrique. Elle est donc toujours unilatérale : elle dénie toute possibilité de négociation avec une partie équivalente, quand elle ne cherche pas à nier l'existence même d'une autre partie, comme dans les stratégies israélienne et marocaine. Elle émane toujours de l'acteur puissant : elle signe un arbitraire, et le déséquilibre - voire l'absence - de l'échange politique ou de l'échange social. Aussi le Mur est-il toujours contesté, même quand il est érigé sur une frontière officielle ou sur une propriété privée. L'autre côté considère toujours que, si politique de sécurisation il doit y avoir, elle devrait être bilatérale. L'ambiguïté politique du Mur est de reposer sur une anticipation de la menace au sein même des sociétés civiles: il n'y a pas deux protagonistes identifiés, mais un acteur territorialisé (Etat ou communauté locale) d'un côté, et toute une population suspectée de l'autre. Une décision étrangère a ainsi des conséquences majeures sur des personnes et des populations qui n'ont plus accès à une pleine souveraineté: les voyageurs qui n'ont pas le « bon passeport », les Palestiniens ou les Sahraouis sans Etat, les travailleurs migrants, les pauvres et les marginaux. Exactement comme dans les gated communities, certains choisissent de se séparer et d'autres sont séparés de fait. Aussi l'arbitraire matérialisé par la présence du Mur est-il bien enregistré dans le langage, puisque le Mur n'est jamais nommé de la même façon des deux côtés: barrière de sécurité en Israël, mur d'annexion ou mur d'apartheid pour les Palestiniens; mur de sécurité au Maroc, mur de la honte pour les Sahraouis; border fence aux Etats-Unis, linea fatale ou il muro pour les Mexicains, etc. Le Mur est à la fois biface et bi -fonctionnel. La barrière est un élément de dissuasion : pour l'extérieur, elle veut signifier la difficulté et le danger à la franchir illéga lement; pour l'intérieur, elle veut définir l'espace de protection et de sûreté que le pouvoir localisé prétend assurer à la communauté territorialisée. La barrière est l'élément le plus visible et le plus monumental possible: c'est l'aspect performatif le plus important du dispositif. D'un point de vue architecturai, la barrière fait exister, malgré le démenti de la globalisation, un espace intérieur et un espace extérieur : cette incarnation fantasmatique est lourde de sens politique. Elle dit un espace de la sécurité et un espace du risque. L'espace de la sécurité est créé et protégé au nom d'une identité partagée, fondatrice d'une communauté. L'espace du risque est compris comme celui de l'altérité et des catégories stigmatisées : « une villa dans la jungle» dit-on d'lsraël(BI. De même, pour la gated community, « la fermeture ajoute à l'agrégation, la rend plus manifeste, tend désormais à faire considérer à ceux de l'extérieur qu'une limite sociétale infranchissable existe en même temps qu'elle oblige ceux de l'intérieur à se sentir nécessairement plus solidaires »(91. Le checkpoint, quant à lui, est un élément de triage, et d'éventuelle répression (d'où sa connexion au centre de rétention ou à la prison) : pour les entrées, il sélectionne les bienvenus et rejette les indésirables ; pour l'intérieur, il assure une sûreté liée au statut, celle que semble garantir l'entre-soi. Cet élément, constitué de l'interconnexion des systèmes d'information, est le plus discret et le plus sophistiqué : il tient son efficacité de sa capacité technologique à distinguer les statuts. En effet, la politique du Mur exprime une frontière de statuts. Du côté intérieur, le statut des personnes est reconnu et assure la liberté de circulation. De l'autre côté, le statut est incertain et la liberté de circulation restreinte. Le tri entre les statuts se fait au checkpoint. « Le checkpoint représente un point de transformation dans l'espace public; ce n'est pas un lieu; c'est une bordure, une frontière, un point de passage, un début et une fin en ce même point de l'espace public. C'est un déplacement au bord de l'abîme. ( ... ) Ce n'est pas un espace public. C'est un espace qui contrôle l'espace public »(101. En ce sens, le Mur n'est qu'une des modalités, certes une des plus visibles, de la société de contrôle. A le regarder trop rapidement, il donne l'impression de reterritorialiser les contrôles, sur un mode quelque peu archaïque. En réalité, en tant que pièce d'un dispositif de contrôle, il participe de la diversification et de la dissémination des limites statutaires dans un monde-frontière. où « les frontières constituées par les statuts (économiques, sociaux, juridiques) apparaissent toujours plus comme les éléments qui permettent, entravent, ou empêchent l'accès au réseau de flux »(111. INEGALITE ET HUMILIATION Dans ce monde-frontière, la capacité de mobilité est un élément déterminant de la stratification sociale globale. Dans cette nouvelle hiérarchie, les plus libres sont protégés par le Mur: les cosmopolites, l'élite globale mobile, qui se déplacent de sanctuaire en sanctuaire (eux-mêmes blindés), selon des trajets sécurisés et réservés (eux aussi blindés), et les migrants réguliers que cette élite autorise à pénétrer sur ses territoires. D'autres, tout en pratiquant la mobilité, le font illégalement: ceux-là, les clandestins, le Mur ne les arrête pas. Peutêtre même est-il là pour les maintenir dans la catégorie des sans, sans papiers/sans statut: c'est ainsi par exemple que « la militarisation anti-migratoire des rives sud et est de la Méditerranée semble destinée à assurer plutôt la subordination des étrangers - leur entrée et leur maintien comme métèques ou invités invisibles, sous payés et sans droits - , que leur exclusion préventive. C'est vers la marginalisation interne, plus que vers le refus, que semble orientée la militarisation des frontières méridionales du monde riche »(121. Enfin, les confinés, les indésirables absolus, sont cloués au sol par les règlements et les contrôles à distance (remote control) : ceux-ci ne s'approchent même pas du Mur et restent bloqués dans les « non-zones »(13). Peut-être faut-il ajouter à cette nouvelle stratification les transitaires, tous ceux qui font commerce de la dissymétrie économique (activités de maquilladoras, économies des zones frontières) et du passage de l'obstacle territorialisé (activités de passeurs), dont les intérêts fluctuent avec le degré de fermeture du Mur et la plasticité des statuts. L'histoire du Mur est une histoire d'accès - contrôle de l'accès, inégalités d'accès - : il faut avoir le mot de passe, le code, les moyens financiers, le « bon» statut, etc., ou bien transgresser l'ordre établi par le Mur. Les différentes voies d'accès aux checkpoints (postes frontières, postes de contrôle, ports of entry, entrée unique des résidences fermées) en sont l'illustrat ion parfaite, avec leur différence de vitesse de passage selon le statut des individus: plus le statut est reconnu, plus les moyens d'en attester sont sophistiqués (informatique et biométrie), plus aisé sera le passage (par exemple pour les détenteurs du passeport Schengen et des passeports biométriques), jusqu'à être parfois automatisé (sur les autoroutes reliant Etats-Unis et Mexique par exemple, pour les ressortissants américains effectuant quotidiennement l'aller-retour) ; pour les autres, à l'inverse, les files d'attente s'allongent et les vexations se multiplient. La matérialisation de ces inégalités statutaires, outre son effet pratique de limitation de la liberté de certains, a aussi un effet symbolique, celui de l'humiliation. La monumentalité de la barrière, qui fait réassurance et identité pour ceux de l'intérieur, est aussi profondément humiliante pour ceux du dehors. Le soupçon qu'incarne le pesant blindage de la séparation, l'acceptation passive des files d'attente, l'obligatoire soumission aux check points, le fréquent arbit ra ire des contrôles, les procédures de refus d'entrée, de rétention ou d'expulsion sont autant de mises en scène de la domination(141. (8) Ehoud Barak, cité par Sylvain Cypel, Les emmurés, La société israélienne dans l'impasse, Paris, La Découverte, 2005, p.85 ; cf. aussi René Backmann, Un mur en Palestine, Paris, Fayard, 2006. (9) Gérald Billard, Jacques Chevalier, François Madoré, Ville fermée, ville surveillée. La sécurisation des espaces résidentiels en France et en Amérique du Nord, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2005. (10) Azmi Bishara, Checkpoint, Arles, Actes Sud, 2004, p.26-27. (11) Paolo Cuttitta, « Le monde-frontière. Le contrôle de l'immigration dans l'espace globalisé », Cultures &Conflits, 68 « Circulation et archipels de l'exception », 2007, http://www.conflits.org/index5593. html (12) Alessandro Dai Lago, « Note sulla militarizzazione delle contiguità », « Fronti e Frontiere », Conflitti Globali 2, 2005, p.13 (traduit par nous), http://www.libertysecurity. org/IMG/pdCconflitti2.pdf ; Kitty Calavita, Immigrants at the Margins. Law, Race, and Exclusion in Southern Europe, Cambridge, Cambridge University Press, 2005. (13) Jean-Christophe Rufin, Globalia, Paris, Gallimard, 2004, notamment p. 331. (14) Ce texte est un résumé de Evelyne Ritaine, « La barrière et le checkpoint : mise en politique de l'asymétrie », Cultures & Conflits, 73 (Frontières, marquages et disputes), 2009, p. 13-33. Voir aussi Evelyne Ritaine, « Des migrants face aux murs d'un monde-frontière », Christophe Jaffrelot et Christian Lequesne (dir.), L'enjeu mondial: les migrations, Presses de Sciences Po L'Express, 2009, p. 157-164; Evelyne Ritaine, « Dramaturgie de l'intrusion migratoire: teatro all'italiana », D. -Co Martin (dir.), L'identité en jeux. Pouvoirs, identifications, mobilisations, Paris, Karthala, 2010, p. 201-221. http://spirit.sciencespobordeaux.fr/PagesCV/ Ritaine.htm Le mur d'annexion érigé par Israël en Cisjordanie est légitimement condamné. Moins connu est le mur souterrain construit par l'Egypte pour boucler sa frontière avec Gaza. - 26 octobre 2004 : Adoption par la Knesset du plan de retrait de Gaza occupée par près de 8 000 colons israéliens répartis sur 21 implantations. - 23 août: fin de l'évacuation des colons. - 12 septembre : départ des derniers soldats israéliens mettant fin à 38 ans d'occupation et de colonisation. - 25 novembre: ouverture du passage de Rafah entre Gaza et l'Egypte permettant une libre circulation. Présenté comme une preuve de bonne volonté israélienne, ce retrait est loin de constituer un désengagement total : - outre la dépendance économique dans laquelle est maintenue la bande de Gaza, Israël garde le contrôle du périmètre extérieur de Gaza (frontières, passages, espace aérien, eaux côtières) se réservant le droit de mener des actions militaires à l'intérieur du territ oire - le retrait se double d'un accord avec l'Egypte qui prévoit le déploiement de soldats égyptiens le long de sa frontière avec Gaza pour empêcher l'infiltration de « terroristes» et le passage d'armes et qui permet indirectement à Israël de conserver le contrôle de la frontière entre l'Egypte et Gaza. - enfin parce qu'il s'est opéré sans consultation de l'Autorité palestinienne laissée en marge, ce retrait unilatéral n'a fait que saper un peu plus la crédibilité de l'Autorité palestinienne et attiser le conflit entre le Hamas et le Fatah accusé de faiblesse. De la victoire du Hamas aux législatives au blocus Cette victoire du Hamas en janvier 2006 provoquera les réactions hostiles des gouvernements occidentaux et d'Israël. Le gouvernement Hamas de mars 2006 sera immédiatement boycotté par les Etats-Unis et les ingérences et les pressions occidentales vont se multiplier. Le 29 juin 2006, Israël jettera en prison quatre ministres de ce gouvernement dont le vice premier ministre ainsi que des parlementaires du Hamas sans susciter de réaction des Occidentaux tandis que dans le même temps des mesures de bouclage de la bande de Gaza se multipliaient. Après le limogeage en juin 2007 par Mahmoud Abbas d'Ismaïl Haniyeh, premier ministre du gouvernement d'union nationale mis en place la même année, les affrontements interpalestiniens vont se développer jusqu'à la prise du pouvoir par le Hamas à Gaza. Le 19 septembre 2007, Israël déclarera Gaza « entité hostile» et les mesures de blocus ne feront qu'empirer. Des brèches dans le mur En 2008, en représailles aux t irs de roquettes, Israël instaure le 18 janvier le blocus total de Gaza dont sont victimes les 1,5 million de Palestiniens qui y vivent. L' Egypte participe à cette punition collective en fermant sa front ière d'autant qu'elle craint l'influence du Hamas considéré comme proche des Frères musulmans. Le 23 janvier, le Hamas qui avait demandé à l'Egypte l'ouverture de points de passage ouvre le mur à coups de bulldozers et d'explosifs. Par les brèches des dizaines de milliers de Palestiniens se ruent en Egypte pour se ravitailler tandis que l'Egypte vide les magasins pour mettre fin à l'entrée des Palestiniens ... Cette action, tranchant avec la passivité de l'Autorité palestinienne, a sans aucun doute renforcé la 'popularité du Hamas. Quant aux Israéliens, ils rejetteront sur l'Egypte la responsabilité de la gest ion de la situation mettant ce pays en demeure de bien laisser fermée sa frontière avec Gaza. L'opération (( Plomb durci » Le 18 juin 2008, le Hamas décrètera une trêve unilatérale -arrêt des tirs de roquettes contre l'ouverture par Israël des points de passage- qui restera sans réponse. Six mois après, le 27 décembre 2008, Israël lancera l'opération « Plomb durci ». 9 10 La question des tunnels et le nouveau mur égyptien Alors que le blocus de Gaza se poursuit, l'acheminement d'armes à destination de Gaza et donc la mise hors de fonction des tunnels entre l'Egypte et Gaza reste au centre des préoccupations et des exigences israéliennes . Ces tunnels dont l'existence a commencé avec l'occupation de la bande de Gaza en 1967, ont vu leur construction se multiplier, le contrôle total de l'espace imposé par Israël faisant que l'espace souterrain est devenu la seule possibilité de passage pour contourner le blocus. Sans ces tunnels qui alimentent indirectement l'activité de contrebande que contrôlent des « particuliers» de même que des organisations politiques, l'économie locale ne pourrait exister et satisfaire les besoins les plus élémentaires de la population. Transitent également par c.~s souterrains des armes légères dont on veut priver Gaza. Le projet égyptien de mur d'acier souterrain Tant les senseurs acoustiques disposés le long de la frontière que les tranchées pour faire obstacle à leur percement, pas plus que le passage d'engins ou le pilonnage aérien pour faire écrouler les galeries n'ont pu mettre un terme à l'usage de ces tunnels. (Un projet de creusement d'une tranchée de 20 mètres de profondeur, de 80 mètres de large parallèlement à la frontière égyptienne jusqu'à la mer qui l'aurait ainsi remplie avait même un temps été envisagé par les Israéliens.) Pour tenter de rendre sa frontière avec Gaza totalement étanche, le gouvernement égyptien met à exécution, au mépris de son opinion publique, un projet inqualifiable, celui de construire un mur d'acier souterrain de près de 20 mètres de profondeur entravant les tunnels existants et rendant quasiment impossible tout nouveau percement. En cette occasion le gouvernement égyptien montre une nouvelle fois sa véritable nature et sa soumission aux Etats-Unis et à Israël. (*) ln Document 4-Pages de la commission Moyen-Orient : « Palestine : Des murs pour seul horizon » comprenant égaIement les articles suivants « Le mur israélien en Cisjordanie », « Une permanence idéologique»« Vers le Grand Jérusalem» « L'illégalité du mur en Cisjordanie occupée» à télécharger: http://www.mrap.fr/campagnes/international/ urgence-palestine/MurPalestine.pdf , LES FRONTIERES ., DE L 1DENTITE EURO-MÉDITERRANÉN E Maria Donzelli, Professeur de philosophie à l'Université l'Orientale de Naples / .. ./ L'Europe semble aujourd'hui écartelée par deux problématiques mondiales en relation avec les deux mers qui la cernent : l'Atlantique et la Méditerranée. D'un côté, les rapports avec les Etats-Unis d'Amérique -rapports compliqués par leur politique expansionniste-, de l'autre les rapports non moins complexes avec les Etats de la Méditerranée, berceau d'une culture polyédrique, déjà lieu de conflits, mais qui, durant ces dernières années, sont devenus une véritable poudrière, où semblent se jouer une grande partie des intérêts stratégiques mondiaux. L'Europe n'a pas le choix : pour exister comme entité politique, elle est obligée de devenir le point de référence d'un nouvel ordre mondial afin de contribuer concrètement à construire un processus de paix, processus qu'elle a réussi à recomposer à l'intérieur de ses frontières après la Seconde Guerre mondiale, mais qu'elle risque de compromettre à cause de guerres externes permanentes, capables de réellement déstabiliser ses propres « frontières» ou ses propres « confins ». Mais quelles sont les frontières, ou les confins de l'Europe? La signification des deux termes n'est pas équivalente: si le terme {{ confins» indique la partie d'un territoire situé à la limite d'un autre, et a une signification principalement neutre, le terme {{ frontière » souligne la séparation entre deux Etats ; il indique un champ d'action et, au sens figuré, il indique la limite entre deux réalités « différentes », qui sont se font l'une à l'autre « front ». La manière dont ces différentes réalités s'« affrontent» définit le sens de la frontière même, comme lieu d'échange, de relation et de reconnaissance de l'altérité ou bien alors comme lieu de guerre, de bataille pour la conservation de son propre territoire, de sa propre identité. La frontière toutefois devient particulièrement insidieuse lorsqu'elle n'est pas déclarée, quand elle dépasse les confins géographiques naturels, quand joue et agit son ambiguïté. Et cela se produit d'autant plus à notre époque qui prétend annuler les frontières au nom de l'actuelle phase de globalisation mais qui masque des conflits non déclarés et des ennemis, réels ou inventés; époque qui proclame la liberté du marché et nie les libertés et les droits de bien des personnes. Comme l'avait déclaré Peter Sioterdijk, pour garantir le bien-être à une partie du monde, il s'est constitué, à notre époque, une « serre» confortable aux limites invisibles qui semblent inclure tout ce qui apparaît « externe ». Une telle « serre» est pourtant double et ambiguë parce que, si elle constitue bien l'environnement climatique de notre époque, elle est aussi un immense espace d'exclusion ... Il reste à la philosophie le devoir de comprendre une telle ambiguïté et d'en indiquer sa richesse potentielle. Notre Europe est l'une des plantes les plus florissantes de la « serre» du monde et elle vit « dans» et {{ de » son ambiguïté. On pourrait dire qu'à l'intérieur de l'Europe, au travers de ses Etats nationaux, elle contrôle des confins, tandis que ses frontières apparaissent beaucoup plus problématiques et peu définies, tant au sens géographique qu'au sens figuré, même s'il semble impossible de penser l'identité de l'Europe sans en établir « les frontières ». / .. ./ Dans une période historique actuelle dans laquelle, comme on l'indiquait auparavant, l'espace semble perdre ses confins, la science ne se base plus sur l'opposition binaire mais cherche la continuité entre la matière et la vie, l'histoire politique met en discussion les frontières traditionnelles au nom d'un marché libéral mondial et de nouvelles technologies de la communication. Dans une période dans laquelle l'égalité entre hommes et femmes se base davantage sur l'identité des fonctions et des rôles que sur la parité juridique des sexes, en somme dans une période historique comme la nôtre, pourquoi semble-t-il si important de repenser la frontière? En réalité, au-delà des apparences, les actuels phénomènes de mondialisation et de globalisation masquent d'anciennes et de nouvelles inégalités. A la vieille opposition entre le Nord et le Sud semblent s'être substituées celle entre l'Ouest et l'Est et celle entre pays colonisés, ou à coloniser, et pays colonisateurs, vieux ou nouveaux. Les quartiers riches, dans les grandes métropoles, s'opposent aux nouveaux quartiers périphériques et donnent lieu à des phénomènes inquiétants comme dans les banlieues parisiennes; les migrations depuis les pays pauvres vers les pays riches présentent des aspects tragiques causés par les nouvelles barrières érigées par les pays libéraux et plus riches, mais également érigées par certains pays en voie de développement entre eux. La globalisation plus récente, qui prétend avoir dépassé la modernité à travers l'accélération des connaissances, des technologies et des marchés, apparaît donc de plus en plus comme une idéologie derrière laquelle se cachent des divisions et des fragmentations, produites par le système lui-même qui voudrait les nier. La globalité sans frontières apparaît beaucoup plus complexe qu'elle ne semble et la nécessité de repenser la frontière, non comme un barrage mais comme un passage, est un des défis de notre contemporanéité. Elle apparaît étroitement liée au thème des identités et des cultures et pose une nouvelle fois la nuance de la différence de signification entre confins et frontière. En raison de la complexité du thème, il n'est possible de fournir ici que quelques pistes de réflexion. D'un point de vue géographique, malgré les cartes qui dessinent limites, confins et frontières -cartes qui du reste ont besoin d'être validées par les Etats- le concept même de confins n'existe pas./ .. ./ D'un point de vue culturel, la mer Méditerranée, considérée par certains comme confins de l'Europe, n'est d'aucun secours pour définir une séparation; au contraire, elle dessine des rapports de voisinage, de proximité entre des cultures qui au cours des siècles ont établi des relations, tissé des rapports et partagé des institutions politiques. Le concept de « confins » ne peut donc qu'être un concept de nature politico-juridique, né de la nécessité de séparer la propriété privée d'un individu de celle d'un autre. Par extension, ensuite, le terme {{ confins» a pris une fonction politique plus spécifique délimitant l'espace de communautés toujours plus larges jusqu'à se confondre avec le terme « frontière », qui revient à indiquer la limite de la souveraineté territoriale d'un Etat. On a affaire quoi qu'il en soit à une construction historique totalement arbitraire, parce qu'à l'origine il n'existe pas un motif objectif qui dessine les limites de mon champ par rapport à celui de mon voisin, c'est à dire qu'est mienne la terre que je réussis à conquérir, à cultiver et à défendre ! ... Et généralement une pareille conquête implique violence, guerre, compétition, conflit d'intérêts etc. Et c'est peut-être la raison pour laquelle l'on préfère ne pas définir les confins et les frontières de l'Europe: la définition de ces confins et frontières contrasterait probablement avec l'idée d'une Europe politique unie et pacifique, capable de gérer les conflits; toutefois le problème se pose et ce non seulement d'un point de vue conventionnel. De plus si nous considérons la mer Méditerranée, qui baigne les côtes de l'Europe du Sud, la question se complique encore, parce que si d'un point de vue culturel -de l'histoire et de l'entrelacs des cultures-, nous pouvons considérer difficilement ses côtes comme confins et / ou comme frontières de l'Europe, en revanche d'un point de vue politique et social la Méditerranée est configurée toujours plus comme une zone de rupture, de frontière qui divise plutôt qu'elle n'unit, et d'un point de vue géo-politique comme une zone d'opposition stratégique entre l'Europe, l'Afrique et le Moyen-Orient, se présentant comme espace de conflits et d'instabilité. La Méditerranée est en outre la voie privilégiée des migrations des pays les plus pauvres vers les plus riches du monde. De ce point de vue, elle nous apparaît comme un véritable lieu de mort, un cimetière qui engloutit chaque année des milliers de vies humaines à la recherche d'une survie. Il est indéniable que sur le plan politique concret, les politiques migratoires des pays européens ont enregistré une singulière convergence assumant en commun de rigides mécanismes d'entrée et de contrôle, que l'on peut faire remonter aux accords de Schengen. De tels accords en fait, alors même qu'ils garantissaient la libre circulation des citoyens des Etats membres à l'intérieur de l'espace commun européen, présentaient une série de mesures à l'encontre des extra-européens tendant à uniformiser les critères des conditions d'entrée et des visas nécessaires, même si les politiques sociales concernant les migrants demeuraient, et demeurent, de la discrétion des seuls Etats nationaux de l'Union. De fait, sur le terrain des migrations, et surtout sur celui des politiques qui font obstacle aux migrations clandestines, la Méditerranée est bel et bien considérée par l'Union européenne comme une véritable frontière, avec la création et la définition de formes nouvelles et innovantes de coopération et de partenariat avec les pays tiers de la rive sud - l'agence Frontex, agence européenne pour la gestion de la coopération opérationnelle aux frontières extérieures des Etats membres de l'Union, qui a son siège à Varsovie a pour rôle spécifique de coordonner les activités de contrôle des frontières extérieures de l'Europe. En revanche, sur le plan culturel et sur celui de l'imaginaire, la Méditerranée semble n'avoir jamais marqué de séparations. Au contraire, déjà du temps des Grecs il s'agissait d'un bassin dont les rivages étaient recherchés, désirés ; l'empire romain n'était pas limité par la Méditerranée, mais bien au contraire s'étendait et se développait sur le pourtour de ses côtes. Les populations de l'Italie du Sud ont jusqu'à des caractéristiques physiques et même génétiques avec fRON-TIERES RËPRËSSION co -0 .~ G> ... G> -= !Ë L-________________________________ ~ < nombre de populations d'Afrique du Nord et du monde arabe, témoignage d'antiques mélanges. Les éléments culturels, historiques, génétiques, qui sont nés et se sont développés autour de la Méditerranée sont le fruit d'échanges, d'intégrations qui rendent impossible la création de séparations nettes, même conventionnelles. C'est pour cela que, 11 comme disait Edgar Morin « si nous voulons concevoir la Méditerranée, nous ne pouvons le faire sans concevoir les terres qui l'entourent. Mais nous ne pouvons concevoir ces terres sans concevoir la Méditerranée »(1). C'est vraiment dans l'espace méditerranéen qu'il est possible de retrouver la double acception sémantique du mot « confins ». D'un côté, les « confins» comme limes, comme séparation qui, en temps de guerre, devient frontière, et donc infranchissable par l'étranger considéré comme ennemi, envahisseur, d'un espace qui ne lui appartient pas; de l'autre côté, les confins comme limen, comme le seuil, lieu de rencontre qui, en temps de paix consent la relation avec l'Autre, avec le différent, dans un projet d'expansion et d'ouverture qui n'a plus rien à voir avec la conquête du terr itoire, mais qui présuppose l'échange de personnes, de biens, de marchandises, de culture, d'idées, de valeurs ... La Méditerranée donc, et non l'Océan, est le lieu de la dichotomie limes/Ii men , parce qu'elle constitue l'espace « liquide » d'un vivre ensemble de cultures, d'identités diverses, avec toutes les va leurs politiques que cela comporte. La nature et le rôle des confins entre l'Europe et la Méditerranée se dessinent de façon originale parce que le rapport entre les deux réalités se révèle réciproquement contraignant par rapport au rôle des autres frontières géographiques /identitaires. Cela est dû probablement à la nature particulière de la Méditerranée, mer entre les terres, élément connectif, de liaison, dont Hegel disait déjà qu'elle était lieu central du dénouement de l'histoire du monde: « avec ses nombreuse anses, elle n'est pas un océan, qui conduit vers l'incertain, vers ce avec quoi l'homme n'a qu'un rapport négatif ; au contraire elle invite fermement l'homme à entrer en relation avec elle». Dans cette mer entre les terres, l'aspect dialogique et dialectique apparaît dans toute sa nécessaire « dynamicité », caractérisée par les scissions politiques, religieuses et idéologiques qui sont survenues sur ses rives, qui portent en elles la constante redéfinition des rapports entre ses habitants. Scission et re-définition constituent en réalité quelques- uns des caractères de longue date des identités méditerranéennes. Si le monde semble ne plus connaître de confins du fait de ce que l'on appelle la « globalisation économique », dans une perspective qui semble faire s'évaporer les différences dans l'abstraction absolue du marché et du pouvoir, paradoxalement la Méditerranée, par sa dimension conflictuelle même, indique l'existence des diversités et de leur richesse, de la possibilité, même antagonique, de leur coexistence, de la multiplicité des perspectives qui s'offrent encore à l'être humain, rendu concret par la diversité de son mode d'être et d'exister. Si l'Europe est en capacité d'accueillir cette richesse, elle pourra déployer et développer son rôle politique dans le monde tout en restant en cohérence avec sa propre histoire, qui est en partie aussi une histoire méditerranéenne et que Fernand Braudel considérait comme un espace aux voix multiples, un entrelacs de possibilités qui se fondent en « unité originaire ». Du reste, utiliser l'histoire comme acte essentiel de la prise de conscience de soi « était» et « est» un élément caract éristique de l'Europe, « le continent qui a inventé l'histoire, qui au travers d'elle, prend conscience d'elle-même ». Citoyenneté et identités euro-méditerranéennes / .. .! En réalité, il n'est pas possible de définir les termes d'une citoyenneté européenne, sans affronter les thèmes des identités euro-méditerranéennes, sans affronter les problèmes de l'Europe face à cette Méditerranée qui brûle et qui, précisément par l'effet de cette situation, est tout à la fois source de problèmes ultérieurs, mais égaIement occasion de solidarité dans la volonté commune de contribuer à un processus de paix difficile mais nécessaire. Un tel processus nous oblige à reconnaître l'Autre et à définir notre identité en relation avec les diverses identités des autres. Il s'agit de penser l'Autre non comme un étranger, mais comme porteur d'une identité qui trouve ses origines, depuis l'Antiquité jusqu'à nos jours, dans le mélange des cultures réciproques. Comme l'a récemment suggéré Edouard Glissant, on ne peut parIer de relation avec l'Autre que si l'on fait partie d'une communauté qui ne dispose pas de ses propres racines véritablement authentiques, mais au contraire qui participe de cultures composites, liées au vécu conscient et contradictoire des contacts entre diverses cultures. Si l'idée d'une appartenance atavique et unique peut aider à supporter les misères, elle se révèle d'un piètre secours pour se projeter vers le futur. Il est donc nécessaire de résoudre dans l'imaginaire actuel les contradictions entre cultures ataviques et cultures composites, entre une origine unique de l'identité et la construction d'identités multiples produites par la relation et par la reconnaissance réciproque. La complexité du scénario évoqué pose donc au centre de notre réflexion la question de l'identité de l'Europe, une identité qui devrait promouvoir un nouveau sentiment de citoyenneté, au delà des frontières nationales, de nouvelles formes de collaboration démocratique, de nouvelles formes de « gouvernance » etc. Cela ne pourra se faire si, par capillarité, ne se diffuse pas la « conscience» de cette nouvelle identité et de sa complexité. Cette question soulève au moins des réflexions de deux ordres qu'il faut penser ensemble, que l'on ne peut penser de manière alternative: le premier ordre concerne l'Europe, le second la Méditerranée. A ce propos se pose la quest ion de savoir si l'Europe peut fonder sa nouvelle unité politique sur la base d'une identité unitaire et déjà définie. En réalité il est difficile d'identifier avec exactitude une identité européenne unitaire, qui semble plutôt imposée aux individus et aux nations pour des exigences politiques nationales et pour l'exigence commune de construire une entité politique supranationale. L'Europe vit une culture composite, dans laquelle cohabitent diverses identités culturelles qui constituent sa richesse et qui, dans le même temps, sont à l'origine de ses difficultés actuelles. De l'autre côté, il n'est pas possible de poser le problème de l'identité européenne de façon monolithique, volontariste et en définitive superficielle, sans risquer de produire une nouvelle forme d'idéologie, par ailleurs extrêmement dangereuse. Il est au contraire nécessaire de reconnaître les diversités, de les valoriser à travers une politique responsable et de poser la question du rapport entre les diverses identités culturelles et la possibilité d'une conscience politique européenne. Cette conscience peut et doit être unitaire et surtout historique, c'est à dire basée sur la structuration des patrimoines et héritages multiples et communs. A partir de cette position on peut tenter de mettre en lumière certains traits spécifiques qui caractérisent, même de manière approximative et imprécise, la dite « civilisation européenne ». Un des traits qu'il faut garder bien présent à l'esprit, c'est le patrimoine culturel qui s'exprime à travers la référence commune à l'Antiquité classique gréco-romaine, au judaïsme, au christianisme, dans ses différentes formulations historiques, y compris celles des Eglises orthodoxes et des diverses formes de protestantisme issues de la Réforme, ce patrimoine s'exprimant également à travers la référence commune à la culture arabo-islamique, qui a largement influencé les sciences, les arts, les littératures et la philosophie européennes. Ce patrimoine trouve dans l'Europe des Lumières, encore une autre référence commune avec tout ce que cette époque porte avec soi en termes de liberté, de liberté de pensée, de droits civils, mais également de cosmopolitisme, et d'un nouvel ordre politique fondé sur la légitimation d'une souveraineté laïque, autonome par rapport aux confessions religieuses, et d'une nouvelle éthique fondée sur la raison humaine, etc. Dans son acception moderne, et donc post-moderne, l'Europe ne peut pas ne pas tenir compte des Lumières. Si le patrimoine culturel de l'Europe est composé sur le plan historique comme nous l'avons brièvement présenté, la connaissan- (1) En français dans le texte ce et la valorisation de ce patrimoine sont un devoir qui concerne toutes les cultures présentes dans l'espace européen. Mais si l'on adopte cet angle de vue, alors l'Europe ne peut faire abstraction de la Méditerranée, de son espace et de ses cultures; d'autre part, les pays qui en face de l'Europe bordent l'autre rive de la Méditerranée -pays dont les cultures sont en même temps composantes de la culture européenne- ne peuvent faire abstraction de l'Europe, de ses problèmes, de sa complexité, une complexité qui les concerne directement, puisque leur histoire est, elle aussi, composée d'éléments de la culture européenne, produits de l'histoire séculaire de la Méditerranée dans ses relations complexes, et à celle plus récente, qui, au gré de fortunes diverses, même jusque dans sa dimension coloniale, est toujours témoin d'une vie commune et continue, pacifique et conflictuelle. Un autre trait commun de la civilisation européenne est l'affirmation d'une identité socio-économique définie, qui trouve ses origines au XIXème siècle avec l'affirmation du système capitaliste. L'adoption de ce système aujourd'hui détermine le marché global et a conduit l'Europe à une alliance toujours plus étroite avec les Etats-Unis, surtout dans le domaine des choix économiques et des stratégies politiques et d'expansion. De plus, ce système de marché, à tort ou à raison, semble être lié à un modèle de démocratie occidentale qui prétend s'étendre uniformément d'une manière tout aussi globale et qui va de pair avec le marché. Ce trait est visible dans le style de vie et les biens de consommation destinés à s'uniformiser toujours plus sur toute la planète, mais il est visible aussi dans les actions de guerre et d'exploitation des ressources des pays en voie de développement. L'Europe se trouve donc à devoir affronter un dilemme crucial, lorsqu'elle en vient à repenser sa propre origine et à devoir se défaire de son identification ambiguë avec l'Occident, cette terre du couchant. L'histoire d'Europe, d'un point de vue mythologique même, est toute comprise entre les rives de la Méditerranée, et par là même l'attraction fatale pour l'Occident et l'appel de l'Océan nous remettent en mémoire son inexorable déclin, dans la traversée insensée au delà des confins méditerranéens, à la poursuite du soleil qui se meurt. Personne mieux qu'Ulysse n'incarne le dilemme dans lequel se trouve l'Europe aujourd'hui : entre cette force qui la lie à son origine, la Méditerranée, et celle qui, de manière incessante, l'attire au delà de cet espace fluide ressenti comme trop limité et la repousse vers l'espace infini, libre et vide de l'Océan. / .. .! C'est entre ces deux mers, entre l'étendue océanique sans limites et l'espace méditerranéen refermé sur lui même, que se détermine notre choix concernant le destin de l'Europe. L'Europe saura-t-elle interroger encore le sens de son histoire? Saura-t-elle s'interroger sur le signifié, même symbolique de la Méditerranée? D'un espace qui, dans sa pluralité de confins et de frontières a été et est encore lieu d'affrontement, mais aussi lieu d'extraordinaires rencontres, et d'une inépuisable relation avec l'Autre, une relation qui a jusqu'à maintenant empêché la reductio ad unum ? L'Europe est née de cette mer de différences, pluri-versus irréductibles de peuples et de langues, contraints à dialoguer entre eux. Traduit de ,'italien par A.II. et Y.M. INTERNET •• MARCHÉ. INFORMATION ET CVB R-MURAI L 5 Jean-François T éaldi, grand reporteur audiovisuel public, secrétaire général SNJ-CGT Audiovisuel. Lorsqu'on évoque le net, c'est bien sur avant tout pour se féliciter d'une certaine démocratisation de l'accès à l'information, même si la liberté inhérente à la Toile doit nous rendre encore plus prudents pour différencier ce qui relève de l'information vérifiée et ce qui n'est que de la désinformation. Dans un proche avenir, il ne sera vraisemblablement plus nécessaire de maîtriser la mer et les airs pour asseoir sa domination, car dès aujourd'hui c'est dans le cyberespace que joue la géopolitique du XXle siècle, que se mène la cyber-guerre idéologique. Autant dire que la maîtrise des contenus conditionne le devenir de la bataille idéologique à l'échelle de la planète. Si les Etats-Unis sont devenus les leaders du droit de parole en ligne, grâce à leur statut économique dominant, sans que cela choque grand monde, la Chine est le pays le plus connu pour la cyber-guerre qu'elle mène essentiellement contre des militants des droits de l'homme ou des organisations séparatistes. En 2006, Google faisait scandale en lançant google.cn, en acceptant de se plier à la censure chinoise, ce que font d'ailleurs la plupart des entreprises présentes sur ce marché. Mais comment s'en étonner dès lors que le net est avant tout un marché, plus que rentable pour les oligopoles capitalist es, où les Etats-Unis occupent la première place. Le marché chinois est en effet fort de 350 millions d'internautes, chiffre multiplié par 10 en dix ans malgré la censure, dont Google capte 30%, et qui représente 200 millions de dollars pour la firme. Bien peu comme Altavista refusent la censure en passant par les réseaux privés virtuels qui sont très coûteux pour un citoyen chinois (40 euros annuels). En fait les autorités veulent essentiellement rendre compliquées les connexions pour que la plupart y renoncent ou s'autocensurent. Depuis 1998, Pékin aurait investi plus de 800 millions de dollars pour mettre en place son « Golden shield project », égaIement surnommé « The great firewall of china» (muraille de Chine), qui permet de censurer le net. Des sites et des médias étrangers peuvent ainsi être bloqués totalement, de manière temporaire ou permanente ; le blocage peut se porter sur certaines pages ou certains mots. Cette soumission aux autorités n'est parfois pas sans retombées pour les opérateurs. Yahoo est ainsi attaqué en justice par un dissident chinois condamné à 10 ans de prison; il accuse l'entreprise d'avoir fourni ses mails aux autorités chinoises. Mais la Chine n'est pas le seul pays où sévissent ces attaques. Nombre de pays sont aujourd'hui capables de mener des cyber-guerres, les Etats-Unis, la Russie, Israël et la France sont dans le peloton. Et on comprend pourquoi, dans la mesure où dans une période récente en France, c'est grâce au net que nous avons eu connaissance d'informations reprises ensuite par les médias traditionnels. Médiapart a sorti ce qui allait devenir l'affaire Bettancourt/Woerth ; Rue 89 a révélé aux citoyens comment un Président de la République pouvait se comporter sur le plateau d'une chaîne publique alors qu'il ne se savait pas filmé! • Aujourd'hui, les spécialistes s'accordent pour recenser quelque 17 barrières ou murs internationaux sans compter les murs intérieurs aux pays. • Avec quelque 7 500 km de long, les murs représentent dans le monde 2 à 3% de la longueur des frontières terrestres. • En prenant en compte la réalisation de tous les projets en cours, les murs représenteront environ 18 000 km. • Le mur à la frontière Etats-Unis-Mexique est long de 1130 km sur les 3 200 km de frontière. Et l'argument de rèmplacer ce mur par une barrière quasiment infranchissable de cactus est un argument, certes écologique, mais qui ne met nullement en cause l'existence du mur! Selon les autorités états-uniennes, le mur a fait baisser les flux migratoires vers les Etats-Unis de 25%. • Le mur, contrairement à la frontière, est toujours unilatéral et représente toujours un déni de l'Autre. • Les murs sont de plus en plus souvent mis en place par des régimes démocratiques. • Les murs sont toujours contournables mais ils élèvent pour les migrants irréguliers et le coût du passage et le risque. • « On peut toujours construire des murs de 50 pieds de haut, il y aura toujours quelqu'un qui viendra avec une échelle de 51 pieds » Janet Napolitano (actuelle Secrétaire à la Sécurité intérieure du gouvernement Obama) • Le mur en Cisjordanie a la particularité d'être un mur qui ne longe pas la « frontière» reconnue d'Israël et a pour objectif essentiel de délimiter, unilatéralement, par la politique du fait accompli, une nouvelle frontière. 13 14 Il est clair depuis ces dernières années que la mondialisation capitaliste en cours entraîne un processus de désémancipation sociale caractérisé par une soumission réelle du travail et de l'économie aux impératifs de l'accumulation financière, par une concurrence impitoyable, de plus en plus polycentrique, entre entreprises et Etats, par la production d'inégalités énormes entre populations différentes, aussi bien qu'au sein d'une même population. Cette désémancipation se développe en accusant ses traits: chômage incompressible, désinvestissements et délocalisations du capitalisme liquide, production d'une masse d'hommes inutiles inscrits dans un régime d'apartheid mondial, liquidation des solidarités de travail et de coopération, destruction de ce compromis socio-politique qu'avait été l'Etat social de l'après-guerre, généralisation de formes de guerre inédites ... Or, il n'est pas de désémancipation sociale sans désémancipation politique. C'est ce que prouve la dérive liberticide qu'organise le principat de moins en moins démocratique mis en place jour après jour par le régime Sarkozy. Sous couvert de défense de la sécurité publique et privée s'accumulent des mesures qui mettent en danger la sécurité et la liberté des citoyens dans le pays supposé être le paradis des droits de l'homme. Aujourd'hui les exclusions scandaleuses de réfugiés afghans ou autres reconduits de force dans leurs pays, la politique discriminatoire de l'immigration choisie, devenue trop populaire, la constitution par décret d'un fichier destiné à identifier les personnes appartenant à des groupes réputés dangereux -bandes de quartier, voyous, groupuscules d'extrême-gauche, sectes terroristes islamistes- s'ajoutent à la longue liste des coups portés contre les libertés publiques. Les luttes de travailleurs désespérés par la perte de leur emploi et le ravage de leur vie sont criminalisées, si elles retrouvent les formes inévitables de la contre-violence légitime que sont les grèves dures, les occupations de sites, la séquestration pacifique d'employeurs cyniques et/ou irresponsables. Peines de prison, amendes, intimidations diverses, emprisonnements dépourvus de justification, limitation des droits sociaux deviennent des armes de l'arsenal liberticide. Les conflits sociaux et culturels que la mondialisation capitaliste aiguise de manière structurale sont traités de plus en plus par le droit pénal et la répression. Il en va de même pour les résistances qui prennent la forme de la désobéissance civile: instituteurs refusant d'appliquer des réformes dégradant encore davantage le système scolaire dans le sens André Tosel. professeur émérite de philosophie Université de Nice-Sophia Antipolis UN NOUVEAU PAS VERS LA DÉSÉMANCIPATION •• LA SIR' AIÉ lE DE GUERRE CIVILE , , PREV NIIV DU GIME SARKO IEN de la production de deux écoles inégales, citoyens et associations humanitaires abritant des immigrés sans papier au mépris de lois formalisant des pratiques déshumanisantes, tous affrontent un système dont les mécanismes de gestion des populations décident qui l'on laissera vivre et qui sera voué à la mort. Ce système est lié à un pouvoir politique qui se dit -pour combien de temps encore ?Etat de droit; ses dignitaires -Mss Besson, Hortefeux et tutti quanti- parlent le langage de la liberté, de l'égalité, de la fraternité, que démentent leurs pratiques. Il est vrai que l'exemple vient de haut. Le président Sarkozy s'emmitoufle, en effet, avec ostentation dans l'habit d'un très chrétien chanoine du Latran tout en se faisant le croisé de la lutte contre « la racaille », sans imaginer autre chose que le recours à la police pour rendre vivable la vie dans les quartiers populaires et couper les racines sociales et culturelles de la délinquance. Ainsi est encouragée et reproduite la peur de l'autre que ressentent des majorités incertaines et angoissées par leur chute réelle ou potentielle dans l'insécurité existentielle. Ainsi des minorités très diverses vivant sur le territoire sont constituées en menaces, qu'il s'agisse des immigrés nord-africains ou africains, avec ou sans travail, légaux ou illégaux, des réfugiés de tous les ailleurs du monde. Tout se passe comme si le pouvoir politique usait de l'incertitude existentielle qui frappe les plus exclus, les plus pauvres et les plus fragiles des classes et couches subalternes pour les transformer en majorités prédatrices et tenter de les cimenter dans la haine à l'égard de minorités constituées par des fractions ou segments de populations encore plus exclues et encore plus pauvres. L'insécurité et la violence réelles naissent structuralement d'un système économique et social qui désassimile plus qu'il ne civilise les individus. Mais elles sont présentées comme produites par leurs victimes elles-mêmes. Elles sont supposées disparaître sous l'effet de la guerre qu'il faut mener contre elles. Il faudrait ici tenir en compte d'autres aspects - primauté donnée au droit pénal, atteinte aux fonctions et procédures judiciaires relativement indépendantes de pressions directement politiques comme celle des juges d'instruction voués à la casse, surveillance des populations et contrôle capillaire des idées et comportements, transformation de la prison en entreprise de traitement des déchets sociaux sans perspective réelle de rééducation autre que celle du recyclage des ordures. Il ne faut pas oublier que le soulèvement des banlieues a été affronté par le recours à l'état de siège, mesure d'exception qui n'avait plus été employée depuis la guerre d'Algérie. Seule une analyse plus étendue pourrait prendre la mesure de l'efficace de l'idéologie et de la politique de la sécurité et montrer que se développe-là une idéologie de guerre civile préventive contre toute résistance populaire. Conduite sous la direction des forces économiques dominantes et leurs faire-valoir politiques et idéologiques, cette idéologie de guerre prépare en fait l'organisation institutionnelle et quotidienne d'une politique de guerre sociale plus ou moins cachée visant à annuler ou discréditer les pratiques de résistance, d'insoumission ou simplement de fuite qui naissent de la désémancipation sociale du capitalisme. Il est inévitable que la violence de cette désémancipation ait des effets divers et contradictoires et produise diverses formes de contre-violence aussi bien de la part des classes et couches en voie de soumission ou de liquidation existentielle que de celle des couches désocialisées et désassimilées qui n'ont d'autres recours qu'une violence immunitaire politiquement improductive. L'objectif immanent de cette politique de guerre est triple. Tout d'abord il faut rendre impossible la connaissance adéquate des causes essentielles de l'insécurité existentielle -perte de l'emploi, fragilisation de la vie affective individuelle et familiale, dégradation de la protection sociale, soumission accrue à l'esclavage de la dette et de l'endettement engendrés par le mode de consommation devenu indispensable au mode de production capitaliste, affaiblissement des liens de solidarité-. Ensuite il importe de dériver l'angoisse et l'incertitude éprouvée par la majorité « nationale» de la population sur des minorités stigmatisées et désignées potentiellement comme proies à éliminer. Le dernier objectif est de préparer ces majorités apeurées à se faire prédatrices de ces minorités, ne serait-ce qu'en consentant aux politiques sécuritaires et en assurant ainsi une reproduction du système socio-historique. De toute manière, et en tous les cas, la tâche urgente est de délégitimer de façon préventive toute juste colère se manifestant dans l'insoumission, dans la désobéissance civile, dans une contre-violence qui sait se faire responsable et mesure ses limites. La désémancipation politique est une politique qui a pour but et effet d'empêcher la formation de mouvements de masse répondant à la violence systémique et à ses effets quotidiens. Elle a pour adversaire la lutte civile politique qu'elle disqualifie en organisant par le moyen de la peur et de l'angoisse l'union sacrée d'une population non unifiée, segmentée et fragmentée, contre un ennemi en soi dont elle a un besoin urgent. Cet ennemi est produit imaginairement sur le mode d'une entité une, unifiée et unificatrice. Il incarne le Mal en soi de l'Insécurité, réduite au statut d'un effet séparé de ses causes et vouée à être éradiqué sans qu'il y ait à s'attaquer à ces causes. Plus profondément, cette stratégie de guerre civile préventive atteste que la société du capitalisme mondialisé est incapable de réaliser pour tous la promesse minimale qui est inscrite dans ses textes fondateurs, celle d'une vie menée dans la liberté et la sécurité. Aujourd'hui est béant l'abîme qui sépare partout la minorité, celle des castes de fait -classes et groupes, Etats et nations- de tous ceux qui disposent d'une liberté dotée des moyens de sa réalisation et de la sécurité existentielle d'une vie à l'abri de la misère et de la relégation et la majorité de ceux qui ne disposent que d'un faible degré de liberté d'agir et de penser et d'une part infime de sécurité existentielle. Aujourd'hui est consommée la disjonction durable entre liberté et sécurité et cette disjonction est un effet de système dont est exemptée exclusivement une élite qui n'en est pas une. Cette élite réussit à se rendre invisible en se présentant comme partie exprimant le désir de sécurité de la majorité dont la logique de notre société rend la satisfaction impossible. Cette majorité composite est unifiée par la peur des minorités qu'elle suspecte d'être inciviles -salariés en révolte, « gauchistes » partisans de l'insurrection, terroristes islamiques, partisans de la désobéissance civile- et qu'elle érige en autant de figures du danger sécuritaire. La politique sécuritaire de désémancipation politique fait plus que s'esquisser; elle se trouve peut-être sur le point de parvenir à un seuil de non- retour si on ne la combat pas efficacement et immédiatement. Nous vivons dans l'urgence de ce combat contre un adversaire qui prend la forme politique monstrueuse d'une démocratie devenue régime de la dédémocratisation de fait. Une heure a sonné, celle de la colère, de la critique active, de la résistance effective, de la légitime insoumission sociale et politique, éthique et intellectuelle. Un jour peut venir qui ne peut être en son aube qu'un jour de la colère. Mais, comprenons-nous bien, nous n'entonnons pas le Dies Irae du Jugement dernier. Ce jour n'en appelle pas à un tribunal de l'histoire, à un juge divin ultime. Il est seulement le jour où feront lien social et politique tous ceux qui manifesteront cette colère mais en relevant le défi que constitue le nécessaire contrôle prudentiel de cette colère. La colère ne se confond pas toujours avec la haine en laquelle elle peut culminer et qui pourrait engendrer une contre-guerre civile,- légitime mais porteuse d'effets potentiellement dévastateursfaite à la guerre civile préventive. Inscrite dans la logique d'un système historique et social qui a épuisé ses réserves d'humanité, la guerre civile préventive attend d'une certaine manière la contre-guerre civile pour l'écraser au nom de la sécurité. La colère, l'insoumission, la désobéissance, la résistance, l'insurrection des esprits doivent ne jamais perdre de vue que leur objectif est de libérer et de réunir de manière maximale la puissance d'agir et de penser des couches opprimées, des classes subalternes, de multitudes aujourd'hui appelées à déjouer les pièges de la guerre civile préventive conduite par les maîtres aveugles et irresponsables d'un système de l'iniquité. 15 16 Pistes pour un enseignement de Ibisloire Xavier Rothéa Docteur en histoire Enseignant d'Histoire et géographie à Nîmes. des Tsiganes à l'élole La sortie en novembre 2009 du film de Tony Gatlif« Liberté» relatif à l'internement des « Nomades» par le régime de Vichy met en lumière un aspect méconnu de l'histoire de la France pendant la Seconde Guerre mondiale. On ne peut que se réjouir de la visibilité ainsi donnée à des événements pourtant déjà largement étudiés mais peu connus du grand public et quasiment ignorés à travers l'enseignement de l'histoire dans le primaire et le secondaire, à l'image d'ailleurs d'autres événements de l'histoire des Roms/Tsiganes. Afin de mieux comprendre le traitement réservé à ce sujet à l'école, il convient de s'interroger plus largement au sort réservé à l'enseignement de l'histoire des Tsiganes en général dans les programmes et les manuels scolaires. Il s'agit d'évaluer de quelle manière l'histoire des Tsiganes trouve une place au sein de l'enseignement général de l'Histoire. Les programmes de l'Education nationale Le premier réflexe est bien entendu de se tourner vers les programmes officiels du Ministère de l'Education Nationale. Les programmes actuels, valables jusqu'en 2012 pour les classes de 3e, n'évoquent, de la 6e à la 3e, qu'un épisode, le plus sombre, de l'Histoire des populations d'origine romani, à savoir celui de l'extermination par les nazis, en ces termes : « L'étude de l'Europe sous domination nazie conduit à décrire les formes de l'occupation, la politique d'extermination des Juifs et des Tziganes et à définir collaboration et résistance ». En ce qui concerne l'école primaire, l'extermination des Juifs par les nazis figure au programme depuis 2002(1) mais le cas des Tsiganes n'y est pas explicitement mentionné. Les nouveaux programmes d'histoire et d'éducation civique du collège, publiés dans le Bulletin Officiel spécial nO 6 du 26 août 2008, s'inscrivent dans la continuité des précédents dans ce domaine précis. La seule mention faite des Roms/Tsiganes l'est pour la classe de 3e dans la séquence Il « Guerres mondiales et régimes totalitaires 1914- 1945 », thème 3 « La Seconde Guerre mondiale, une guerre d'anéantissement» avec le texte suivant « C'est dans ce cadre que le génocide des Juifs et des Tziganes est perpétré en Europe. L'étude des différentes modalités de l'extermination s'appuie sur des exemples: l'action des Einsatzgrupen, un exemple des camps de la mort » (2). Dans les deux cas, il s'agit d'évoquer le paroxysme des persécutions
- pourtant, on peut regretter qu'il ne soit pas explicitement
demandé d'étudier les mécanismes qui mènent à cette volonté d'extermination. Autre regret, plus problématique, l'absence de référence à l'internement des Tsiganes en France dans la séquence portant sur le régime de Vichy. Intégrer l'histoire des Tsiganes dans les pratiques pédagogiques On le constate, hormis pour la période de la Seconde Guerre mondiale et de manière partielle, l'histoire des Tsiganes n'occupe pas la place qu'elle mérite dans l'enseignement de l'Histoire. Cela soulève au moins deux questions: pour quelle raison cette place est-elle aussi réduite et pourquoi devrait-elle être majorée? Entre indifférence et préjugés, des responsabilités partagées A la première question, les réponses sont multiples et il ne suffit certainement pas de pointer les préjugés ou l'absence d'intérêt manifestée par l'institution scolaire, le corps enseignant ou le Ministère. On ne doit pas céder à la vision réductrice selon laquelle les programmes d'histoire sont simplement imposés par le ministère. Les programmes d'histoire, plus que tout autre peut être, font l'objet de débats passionnés et d'une évaluation étroite tant de la part des enseignants que des associations de parents d'élèves, du monde associatif et y compris du monde politique. La prudence reste de mise dans l'élaboration de leur contenu. Les débats autour de l'enseignement de l'histoire du colonialisme démontrent l'intérêt de la société française pour son histoire et chacun de ses acteurs défend des orientations qu'il faut ménager à moins de vouloir susciter de véritables frondes. Bien entendu, tous les gouvernements sont tentés d'imposer leurs orientations mais leur marge de manoeuvre est limitée. Que l'on ne s'y trompe pas, l'impact des préjugés existants, y compris dans les milieux décisionnels de l'Education nationale, notamment la conviction que les Tsiganes sont un peuple sans histoire, et surtout le désintérêt manifeste envers une population considérée comme « marginale », expliquent en partie cette occultation des populations d'origine romani. D'autre part, la stigmatisation des « gens du voyage », notamment par la loi de Sécurité intérieure, contribue certainement à brouiller les représentations et à renforcer les sentiments de défiance envers des groupes contre qui des politiques répressives semblent trouver une justification. Du point de vue institutionnel, le refus républicain des particularités et des minorités peut également être pris en considération dans cette occultation. Toutefois d'autres responsabilités sont à pointer. La presse, les universitaires, les associations et les partis politiques ont un rôle à jouer dans l'aménagement des programmes d'histoire. Dans le domaine qui nous intéresse, il ne semble pas que ces relais aient joué leur rôle. Rares sont les organismes - hormis les associations strictement impliquées dans la défense ou la reconnaissance des Roms et des Tsiganes telle la FNASAT ou encore La Voix des Roms - qui sont montés au créneau pour demander d'accorder une plus large place à la connaissance des Roms, des Manouches, des Gitans ... dans les programmes scolaires. D'autre part, les programmes élaborés par le ministère, en raison même de leur impréCision volontaire, laissent une large place à la liberté pédagogique de l'enseignant .. Cette « liberté pédagogique » est toutefois une liberté guidée notamment par les Documents d'accompagnement pédagogiques publiés par le ministère de l'Education nationale ou par certaines académies. En ce qui concerne l'école primaire, le génocide des Roms/Tsiganes figure dans les Documents d'application du programme publiés en 2002 par la Direction de l'enseignement scolaire du ministère de l'Education nationale: « Pour la première fois dans l'histoire du monde, des hommes, des femmes et des enfants doivent mourir pour la seule raison qu'ils appartiennent à une culture et à une religion considérée comme une race. C'est ainsi que plus de cinq millions de Juifs vont disparaÎtre dans les camps d'extermination. Les Tsiganes subissent le même sort »(3). Le thème de l'enseignement de l'extermination des Juifs est également développé de manière approfondie, dans un opuscule destiné aux enseignants du primaire intitulé Mémoire et Histoire de la Shoah à l'école coédité en novembre 2008 par le CNDP et le ministère de l'Education nationalel " ). Cette brochure, dont le but énoncé est de « faire vivre la mémoire de la Shoah et d'entretenir la vigilance contre toute forme de racisme, de xénophobie, d'antisémitisme », est d'une incontestable richesse, ce qui rend d'autant plus regrettable que le sort des Tsiganes n'y soit évoqué que de rares fois dans les annexes. Evocation du génocide nazi mais occultation de Irinternement en France dans les manuels du secondaire Au delà des programmes et des documents d'accompagnement, les manuels constituent bien souvent le socle de documents essentiels et prioritaires utilisés par l'enseignant dans sa classe. Aussi n'est-il pas inutile de s'intéresser aux pistes qu'ils proposent dans le traitement de l'histoire des Tsiganes. Dans ce domaine également, nous ne pouvons que constater l'extrême rareté des références ou des documents. Hormis la question du génocide inscrite au programme, rares sont les mentions faites des Tsiganes dans l'histoire de France ou européenne. En ce qui concerne le génocide, celui-ci est mentionné dans la plupart des manuels d'histoire de 3e. Sans être explicitement demandé dans la formulation des anciens comme des nouveaux programmes de 3e, le sort des Tsiganes dans le Ille Reich est abordé dans le cadre plus large des « pratiques totalitaires d'un régime fondé sur le mythe de la "race pure" » dans deux manuels (Hachette et Magnard) Par contre, aucun de ces manuels n'évoque l'internement des « Nomades» par le régime de Vichy alors que tous évoquent la mise en place d'un réseau de camps destinés à interner les Juifs, les opposants et les résistants. Suivant au plus près les recommandations inscrites dans les programmes, les manuels ne sortent que très rarement des sentiers battus. Les travers constatés dans le secondaire sont peut-être encore plus visibles dans l'enseignement supérieur où, pourtant, la spécialisation et l'approfondissement doivent être la règle. Au delà du manque de formation, l'absence ou la rareté du matériel pédagogique est ici largement en cause. Le centre de documentation de la revue d'Etudes Tsiganes, par exemple, fournit aux enseignants qui le souhaitent des « mallettes pédagogiques» destinées à assurer une meilleure connaissance des ces populations; mais à moins d'une démarche très volontariste, ces documents sont difficilement accessibles. Nécessité et écueil de l'enseignement de l'histoire des Tsiganes Si l'on ne peut que se réjouir de l'introduction du génocide des Tsiganes dans les programmes de 3e, dans certains documents d'accompagnement du primaire, et de leur répercussion dans les manuels, ('occultation du sort des Tsiganes en France et en Europe
- >·
- ;.nt cette période et leur disparition dans le traitement
de cell~:. qui suivirent est aujourd'hui problématique. L'évocatiull de ce problème permet de répondre à la deuxième question posée plus haut: pourquoi peut-il paraître important d'étudier plus globalement l'histoire des Tsiganes? Bien entendu et partant du principe que le racisme et les préjugés sont alimentés par l'ignorance, la première fonction d'un tel enseignement s'inscrit dans l'optique d'une meilleure connaissance de ces populations, plus souvent fantasmées que connues, autour desquelles gravitent les stéréotypes les plus réducteurs et notamment celui qui consiste à en faire partout des étrangers. C'est entre autres par l'histoire que l'on peut démontrer que les groupes Tsiganes ne sont pas plus étrangers que tout un chacun, avec sa propre histoire de famille faite de déplacements et d'installations, qu'ils ne sont pas des' <{ parasites », que leur sédentarité ou leur nomadisme correspondent à des réalités économiques et qu'ils ont eux aussi contribué, comme tout peuple, à forger le monde tel que nous le connaissons. Mieux connaître pour mieux admettre, t elle serait la première nécessité. Cette fonction s'inscrit parfaitement dans les buts fixés à l'enseignement de l'histoire et de l'éducation civique au collège: ouvrir l'élève au monde qui l'entoure en le rendant intelligible. Plus largement, la connaissance du sort réservé aux Tsiganes peut être utile à la formation d'un esprit libre et indépendant. Ainsi la mise en perspective des processus qui ont conduit, et conduisent encore parfois, à leur criminalisation, à leur stigmatisation puis à leur persécution, peuvent permettre de mettre en évidence les tentatives de manipulation de masse, d'instrumentalisation sécuritaire ou l'utilisation propagandiste du racisme afin de ne pas y succomber. L'évocation de la construction idéologique de la catégorisation « raciale» et/ou sociale des Tsiganes du XIXe siècle jusqu'au processus d'extermination constitue une illustration supplémentaire de la dangerosité de tels procédés. Parallèlement, la démonstration des processus de marginalisation permet également de mettre en évidence certaines formes d'exclusion sociale. Les populations Roms / Tsiganes peuvent constituer un exemple parmi d'autres de la diversité culturelle française et européenne et de la multiplicité des racines qui fondent une identité commune. L'étude de l'histoire des Tsiganes doit permettre de les replacer dans le long terme de leur présence en Europe et en France et de comprendre par là même l'ancienneté de leur installation. Cela amoindrit considérablement la figure d'« éternels étrangers» et témoigne de l'ancienneté des relations avec les non-Tsiganes. Mises en perceptive avec d'autres mouvements migratoires plus récents, les populations d'origine romani renforcent l'idée selon laquelle la France est une terre d'immigration dont l'identité puise à des racines multiples et sans cesse en évolution. Ceci étant dit, il convient de prendre garde à trois écueils essentiels dans l'évocation des Tsiganes et de leur histoire. En te lieu de la Saline Royale d'Arc ct Senall~ du 1er septembre Iq41 au I l septembre 1943 quelques 200 Tsiganes par famines entières furent regroupés pUIS mtemes rnement de Vichy Par le GoUVC -"'"lUI et la Feldkornrnallua !l,oublie pas ,.' Le premier est de ne faire de leur histoire qu'une succession de malheurs quasiment prédestinés, ce qui est le penchant « naturel » de tout chercheur ou enseignant animé de bonnes intentions. S'ils eurent à pâtir des préjugés et des discriminations, leur histoire ne peut se résumer ni à cela et ni à celle de leurs relations avec les institutions. Leur simple présence dans nos sociétés contemporaines est la démonstration que leur histoire est autre chose qu'une série de persécutions quand bien même celles-ci furent omniprésentes. Aussi serait-il nécessaire d'évoquer également l'accueil qu'ils reçurent dans les premiers temps de leur arrivée en Europe, d'insister sur leur place dans l'empire ottoman, sur leur rôle dans le monde rural, dans l'artisanat ou dans les arts de l'époque moderne à nos jours, des liens économiques qu'ils surent tisser etc. Le deuxième écueil repose sur l'interprétation monolithique d'une histoire des Tsiganes. Les pratiqu.es communautaires, les liens avec les populations environnantes, les relations avec les pouvoirs publics ne sont pas forcément les mêmes qu'il s'agisse de Manouches itinérants, de Gitans sédentaires, de Roms « migrants» ou inversement. Leur histoire ne peut être traitée comme un bloc homogène car elle évolue selon les temps et les espaces, selon les groupes aussi sans pour autant remettre en cause une unité de conscience commune par rapport aux « gadjé ». Ce qui fut dans un endroit une période de persécution put être ailleurs un moment d'interpénétration culturelle ou d'émancipation. La situation d'esclavage en Transylvanie au XVIIIe siècle n'a aucun rapport avec le prestige artistique de ces communautés en Hongrie à la même époque. La chasse aux Bohémiens en France au XVIIe siècle n'a pas son équivalent en Andalousie où les bras gitans vinrent remplacer ceux des Morisques, point de départ d'une coexistence plus harmonieuse et d'une rare interpénétration malgré les vicissitudes des relations entre des Gitans et des non-Gitans ici aussi. 17 18 Le troisième écueil serait de présenter les Tsiganes comme un isolat social et ethnique cloisonné et imperméable aux sociétés et aux cultures environnantes. La vie des Tsiganes d'aujourd'hui et leur culture diffèrent de celles de leur arrivée en Europe au contact des autres populations et en fonction des sociétés dans lesquelles ils vivent. Un exemple simple: ceux qui adoptent un mode de vie itinérant ne se déplacent plus en caravane hippomobile comme au XVI e siècle mais avec des camions et des caravanes dont certains utilisent les dernières technologies. La simple évocation de la multiplicité des « musiques tsiganes» (flamenco, jazz manouche, musique rom des Balkans ... ) et leur reprise par des musiciens non-Tsiganes suffisent à démontrer la force et la vivacité des échanges et de l'interculturalité. Le jazz manouche est né d'un emprunt et d'une réinterprétation du jazz par Django Reinhardt et d'autres musiciens manouches ; il est aujourd'hui repris par des musiciens non-manouches, comme Thomas Dutronc qui, à leur tour, le réadaptent. Que dire des dernières évolutions d'une jeune génération de musiciens roms des Balkans qui se tournent aujourd'hui vers la musique électronique donnant ainsi naissance à un « Gypsies Dub » ou de musiciens en France qui se lancent dans l' « électro tsigane» ? La langue romani dans ses différentes variantes est également l'illustration de l'interpénétration des dialectes romani et des langues des sociétés environnantes. Le cas du Kalo espagnol en est la démonstration la plus forte, en conservant un vocabulaire issu du romani mais une structure grammaticale empruntée au castillan. A l'inverse, le castillan regorge de mots tirés du Kalo. L'altérisation absolue, sociale, culturelle et ethnique, qui naît parfois des meilleures intentions et de la plume de personnes pourtant peu suspectes d'antiromisme, est le principal danger à éviter. Comme l'a démontré P. A. Taguieff, à vouloir défendre « la différence» on peut imperceptiblement contribuer à cloisonner cette différence. Dès lors les personnes d'origine romani ne sont plus perçues comme des citoyens ordinaires mais comme des « Autres », ce qui peut parfois se révéler nuisible au gré des circonstances historiques. Affirmer la possibilité de particularismes et de singularités sans les ériger en différence « essentielle », telle est la difficulté à laquelle nous devons faire face. Des pistes pour pallier l'occultation des Tsiganes dans l'enseignement de l'histoire Où, quand et de quelle manière introduire les Tsiganes dans les séquences pédagogiques d'histoire, d'éducation civique, voire de géographie? Il ne s'agit pas, sauf peut-être en ce qui concerne leur sort pendant la Seconde Guerre mondiale en France et en Europe, de faire des séquences pédagogiques à part sur l'histoire des Tsiganes en France ou en Europe. Séquences qui tomberaient comme un cheveu sur la soupe au regard du découpage chronologique et spatial des programmes actuels. Il s'agirait plutôt d'évoquer cette histoire à travers des épisodes déjà étudiés au collège et dans lesquels le rôle et la place des Tsiganes peuvent être significatifs. En ce qui concerne l'histoire, Jean Louis Aduc de l'IUFM de l'académie de Créteil offre, dans un article repris par la CNASAV de l'Hérault, des pistes de réflexion très intéressantes(Sl. Il pointe « dix épisodes» à travers lesquels il serait possible d'introduire des aspects de l'histoire des Tsiganes: 1) le long effondrement de l'empire byzantin pour expliquer les déplacements et l'arrivée des premiers Tsiganes en France; 2) la guerre de Cent Ans en France et l'évocation des mouvements continuels de populations au sein du royaume; 3) la guerre de Trente Ans et une des premières persécutions des Tsiganes; 4) la monarchie absolue de louis XIV et la législation anti-Tsiganes comme élément de l'intolérance; 5) la découverte et la colonisation du Nouveau Monde et les déportations de Tsiganes vers l'Amérique; 6) Frédéric Il et les Lumières face aux contradictions du traitement et des persécutions des Tsiganes en Prusse; 7) l'abolition de l'esclavage des Noirs en France et le contraste du traitement des Roms dans les principautés danubiennes; 8) la répression du mouvement ouvrier au XIXe siècle et la cri mi, nalisation des « errants» ; 9) la montée des périls nationaux avant 1914 et la loi de 1912 sur l'obligation du carnet anthropométrique; 10) l'internement et le génocide des Roms pendant la Seconde Guerre mondiale. - Cette liste constitue une solide ossature pour l'enseignement de l'histoire des Tsiganes en France. Elle a le grand mérite de ne pas cantonner les Roms et les Tsiganes dans un isolat social intemporel, mais au contraire de les réintroduire dans une histoire nationale et européenne dont ils furent les acteurs et les témoins. Une allusion en classe, à travers un document à étudier ou en illustration de notions plus larges, l'histoire des populations romanis peut être introduite dans sa diversité, permettant de les resituer comme acteurs, parmi et avec d'autres, d'une Histoire plus universelle. Quelques propositions 1) dans le domaine universitaire, l'éclatement des recherches et la dispersion des chercheurs rend plus que jamais nécessaire la mise en place d'une structure spécifique, à l'image de ce qu'a pu représenter le Centre de Recherche Tsigane de Jean Pierre Liégeois, qui puisse servir référence et de relais aux chercheurs et à leurs travaux. A défaut, la mise en oeuvre d'un ou plusieurs réseaux permettrait de mutualiser les connaissances, de connaître les « personnes ressources », de diffuser les informations. Ce type de réseau de chercheurs permettrait d'éviter l'isolement, et par là même les redites ou la répétition de travaux sur les mêmes sujets. Olivier Legros, sociologue et maître de conférences à Tours, travaille à la réalisation d'un réseau de ce type, Urba-rom, centré sur les politiques envers les Roms migrants. Parallèlement, et dans une perspective plus historique centrée sur les pratiques des Etats envers les Roms /Tsiganes, Iisen About tente, lui aussi, de coordonner les efforts de différents chercheurs travaillant sur des sujets similaires dans des espaces différents. 2) Il revient aux chercheurs, universitaires ou non, de réfléchir à l'utilité sociale de leurs travaux, et, dans le cas qui nous intéresse, à leur diffusion et à leur prolongement auprès du « grand public» et de l'école. Pour cela, il s'avère nécessaire de rendre ces travaux accessibles par une vulgarisation qui devrait tous les accompagner. Reste à imaginer une structure qui puisse collecter et diffuser ces travaux de vulgarisation auprès des enseignants. 3) Pour accompagner les enseignants dans leurs pratiques pédagogiques, le CNDP ou les CRDP pourraient envisager la réalisation et la publication d'un ouvrage d'accompagnement pédagogique regroupant connaissances précises et documents nécessaires à l'introduction de l'histoire des Tsiganes au sein d'une Histoire globale. 4) En ce qui concerne les programmes du secondaire, et afin d'ancrer cette démarche dans une perspective plus officielle, il conviendrait d'inscrire une notion relative à la connaissance des Tsiganes et de leur culture dans le cadre du socle commun des connaissances. L'intégralité de l'étude est consultable sur le site: www.differences-Iarevue.org (1) B. O. HS, nOl du 14 février 2002. (2) B.O. spécial nO 6 du 28 août 2008, p 42. (3) Disponible sur le site de l'académie de Nice. (4) Mémoire et histoire de la Shoah à l'école, CNDP et ministère de l'éducation nationale, 2008. (5) AUDUC Jean Louis, « Faire une place aux Tsiganes dans l'histoire des Etats européens: l'exemple français », site de la CNASAV- CAREP de l'académie de Montpellier: http://pedagogie.ac-montpellier. fr/casnav/enfants_ voyage/outils/histoiretsiganes.htm L MASSACRE D'AIGUES-MORTES Entretien avec Enzo Barnabà Le samedi 24 juillet à Grimaldi (Vintimille) s'est tenue une journée de réconciliation de la mémoire pour commémorer le massacre des ouvriers italiens à Aigues-Mortes du 17 août 1893. Au cours de cette rencontre, à laquelle participaient de nombreuses personnalités italiennes et françaises, Enzo Barnabà écrivain auteur du livre « Morte agli italiani » et Gérard Noiriel historien, auteur du livre « Le massacre des Italiens» ont rappelé les faits et tiré pour le présent les enseignements de cette tragédie. Différences: Pouvez-vous rappeler succinctement et resituer le massacre d'Aigues-Mortes dans le contexte de l'époque? En 1893, l'année du massacre, il y avait en France 300.000 Italiens environ, tous, à l'exception de Paris et Lyon, concentrés dans le Sud-Est. Dans ces départements, l'immigré est l'Italien. Les rapports entre les deux Pays sont tendus : l'Italie est accusée d'ingratitude à cause de son alliance avec l'Allemagne par une droite, encore fortement influencée par le boulangisme, qui agite le spectre de l'invasion et présente les Italiens comme une horde de barbares affamés qui viennent voler le travail et « briser les salaires» des Français. C'est dans ce cadre que le 16 août commence le « levage» du sel, un travail infernal: « il faudrait avoir tué père et mère pour venir dans les salins» chantent les saisonniers cévenols. Il y a environ 500 saisonniers italiens sur 1500 ouvriers. On travaille à la tâche et les équipes italiennes, décrites comme « dures à la besogne » gagnent des salaires intéressants. Des rixes futiles éclatent dans les chantiers. Le (faux) bruit que les Transalpins avaient tué « quatre des nôtres» se répand. Le désir de vengeance amalgame les Français, qu'ils soient Aigues-Mortais ou venus d'ailleurs, et c'est la chasse à l'homme. Le soir du 17 août, lors de l'arrivée tardive de l'armée une dizaine de cadavres d'Italiens gisent sur le sol et une centaine sont plus ou moins gravement blessés. Quatre mois après, lors du procès, les responsables du massacre seront acquittés. Différences: Quel retentissement à l'époque ces événements ont-ils eu en Italie ? Dans l'opinion publique? Dans les milieux politiques? La vague nationaliste et antifrançaise qui s'en suivit aida la prise du pouvoir d'une droite musclée qui mettra en place un véritable coup d'État. Le rôle du Parlement est réduit presque à néant, le Parti Socialiste est mis hors la loi. Seulement au bout de quelques années le pays se débarrassera du pouvoir réactionnaire de Crispi, cette mauvaise copie de Bismarck. Les socialistes les plus éclairés, à leur tour, comprennent qu'il faut sortir du verbiage internationaliste et qu'il y a beaucoup de pain sur la planche pour que la solidarité entre prolétaires devienne une réalité. Différences : En Italie, existait-il des travaux sur le massacre d'Aigues-Mortes antérieurs à la parution de votre livre (( Morte agli italiani! )) ? Pas grand chose. Le massacre était plus cité (à cause des conséquences sur les relations entre les deux pays) que connu. Encore aujourd'hui les manuels scolaires et la presse peuvent parler de « centaines de morts ». Les protagonistes de l'histoire étaient les rois et les généraux plutôt que les classes populaires. Après un long article publié en 1990 sur la revue du Circé (Paris III), lors du centième anniversaire de la tuerie, j'ai publié un livre aussi bien en Italie qu'en France qui a été le premier ouvrage consacré à l'événement dans les deux pays. En France l'amnésie était quasiment totale. Le titre français de mon travail est « Le Sang des Marais », aux éditions Via Valeriano, Marseille. Différences: Pouvez-vous expliquer les raisons de votre intérêt pour cette question? Raisons politiques ? Culturelles? ... En 1975 je travaillais à Nîmes, je me souvenais vaguement de ma classe de quatrième en Sicile, du professeur de lettres disant quelques mots sur la tuerie et j'ai voulu en savoir plus. Les archives n'étaient pas loin et j'ai eu pas mal de chance. Depuis lors, mes recherches continuent. Pour faciliter la tâche aux jeunes chercheurs, j'ai décidé de donner à la Bibliothèque d'Aigues-Mortes tous les documents que j'ai collectés en 35 ans. Je me réjouis du fait qu'en France on commence à connaître cette terrible page d'histoire, qu'un historien de qualité comme Gérard Noiriel ait écrit un ouvrage où un chat s'appelle un chat et que Aigues-Mortes ait, enfin, un maire courageux. Différences : Vous avez été la cheville ouvrière de la rencontre franco-italienne de ce 24 juillet à Grimaldi autour du thème du massacre d'AiguesMortes. Dans quel cadre? Sous quel signe avezvous voulu inscrire cette commémoration? (Histoire partagée, fraternité, mémoire ... ) Nous avons voulu que les aspects scientifique et institutionnels se croisent. C'était la première fois que l'on commémorait les victimes du massacre et c'était d'autant plus significatif qu'il s'agissait d'une rencontre franco-italienne. L'ennemi n'était plus, comme dans le passé la France ou l'Italie, mais la xénophobie, qu'elle soit française ou italienne. Le Président de la République italienne, Giorgio Napolitano, a donné son Haut Patronage et deux médailles ont été décernées au maire d'Aigues-Mortes et à moi-même. Différences : Quels sont les prolongements que vous attendez de cette rencontre? Que l'on développe en France l'esprit de l'initiative. Lors du centenaire j'avais proposé un colloque avec les historiens, 19 20 LE MASSACRE D'AIGUES-MORTES les sociologues, etc. français et italiens 1 , spécialistes des sujets concernés : xénophobie, marché du travail, émigration, etc. Le maire d'Aigues-Mortes de l'époque n'était pas partant, hélas. On pourrait proposer quelque chose d'analogue. Aujourd'hui on aurait plus de chances de réussir. Et peut-être, le Président de de Gérard Noirie!, Historien, directeur d'études à IlHESS la République française pourrait-il manifester son intérêt. Différences: L'Italie, surtout au cours de ces trois dernières décennies, de terre d'émigration est devenue terre d'immigration. Comment joue ce passé d'émigration? Qu'en reste-t-il au niveau de la mémoire collective qui puisse servir d'antidote au développement inquiétant de la xénophobie et du racisme que connaît actuellement l'Italie? La mémoire collective est sélective. L'Italie est devenue un pays largement raciste. Au gouvernement (cas unique en Europe) nous avons des ministres ouvertement xénophobes et Berlusconi a affirmé à la télé qu'il ne voyait rien de mal à cela. J'ai parfois du mal à parler du massacre dans les villages d'où les victimes sont parties. Surtout si dans les mairies il y a une présence importante de la Ligue du Nord. Mais il y a encore des gens qui croient au devoir de la mémoire et qui organisent ici et là des conférences. Je parle de la tuerie et l'audience fait le rapprochement avec le présent. Parfois, on soutient que notre émigration était meilleure que l'immigration que nous recevons de nos jours. Je lis alors des passages de la presse boulangiste qui présentait les Italiens comme des «chenapans à face humaine» et tout se fait plus clair dans la tête de ceux qui écoutent. Sur le site www.enzobarnaba.it. trouvez d'autres pages sur le massacre d'Aigues-Mortes. Les livres qu'Enzo Barnabà et moi-même avons consacrés au massacre d'AiguesMortes s'inscrivent dans un travail de mémoire que nous sommes aujourd'hui en train de mener de manière à ce que l'on dépasse l'oubli mais également les mémoires nationales de l'événement. Dans le dernier chapitre de mon ouvrage, j'ai examiné la façon dont la presse française et la presse italienne avaient commémoré le centenaire de ce massacre, en 1993. On constate que, cent ans après, les mêmes contrastes persistent : pour les journalistes italiens, le « pogrom» a fait 150 morts alors que les journalistes français avancent le chiffre de 8 morts. On voit combien la mémoire collective reste aujourd'hui prisonnière du carcan national. Si l'on veut construire l'Europe comme on nous le dit, il est bien évident que les financiers et les bureaucrates ne suffisent pas. L'Europe se fera, également avec de la mémoire et de la culture. Et si nous-mêmes, nous ne prenons pas en charge ce travail, personne d'autre ne le fera à notre place. Cette exigence représente un enjeu essentiel au-delà de la façon même dont on appréhende le passé. Du côté français, il faut d'abord souligner que la France a été tout au long du 20 ème siècle l'un des plus grands pays d'immigration du monde, mais que cette dimension de l'histoire contemporaine a été constamment refoulée jusqu'aux années 80. Ce n'est que depuis une vingtaine d'années que l'on a commencé à prendre au sérieux l'histoire de l'immigration, ce qui revient à dire, qu'en France, l'immigration a toujours été considérée comme un problème d'actualité. On se focalise sur les derniers venus, ... toujours présentés comme des boucs émissaires, montrés du doigt parce qu'on estime qu'ils ne s'intègrent pas. A chaque nouvelle vague, on oublie les phases précédentes d'immigration. C'est pour cette raison que nous sommes un certain nombre d'historiennes et d'historiens à nous battre aujourd'hui pour que l'on accorde la place qu'elle mérite à l'histoire de l'immigration, non pas seulement à des fins savantes mais aussi parce que cela représente une importance majeure pour le présent. Si l'on oublie le passé, on ne peut comprendre le présent. Si l'on ne dispose pas de cette mémoire, toutes les questions de xénophobie qui se posent aujourd'hui tout à la fo is en France et en Italie ne peuvent être appréhendées sereinement. Pour l'Italie, cette mémoire est une mémoire de l'émigration, pour la France c'est celle de l'immigration. Mais de fait, ce sont les deux faces d'une même question, d'un même phénomène. Ce travail de mémoire commence aujourd'hui à être mené. La Cité nationale de l'Immigration (CNHI), qui a été inaugurée en octobre 2007, apporte son soutien à l'initiative d'aujourd'hui et j'espère qu'elle relaiera également les nouvelles manifestations que nous espérons organiser à AiguesMortes afin d'achever ce travail de mémoire. L'histoire de l'immigration présente un certain nombre d'éléments négatifs qu'il nous faut avoir le courage d'affronter. Ainsi le massacre des Italiens à AiguesMortes reste-t-il l'une des pages les plus sombres de cette histoire parce que, pour reprendre le terme que j'ai utilisé dans mon livre, il s'agit là, en la circonstance, d'un véritable « pogrom », au sens large du terme (employé quand une majorité massacre ou exerce des violences collectives à l'encontre d'une minorité). Contrairement à de nombreuses autres affaires qui se sont produites en France, et dans lesquelles, comme cela a été le cas dans les guerres et les violences colon iales, les acteurs étaient la police, l'armée ou l'Etat, à Aigues-Mortes, on se trouve en présence d'une violence interne au monde ouvrier. C'est la raison pour laquelle aussi le mouvement ouvrier français, parce que cela n'est pas un épisode glorieux de son histoire, n'a pas commémoré Aigues-Mortes. Dans mon ouvrage, j'ai essayé de compléter le travail d'Enzo Barnabà, en mettant davantage l'accent sur les raisons qui peuvent pousser des ouvriers à exterminer leurs « camarades ». Mon but était de mettre en lumière les mécanismes qui entrainent le rejet et la haine de l'Autre. J'ai montré qu'on ne pouvait pas se contenter d'analyser la violence ouvrière en ellemême. Il fallait s'interroger aussi sur les discours de légitimation de la violence. Et c'est à ce niveau que j'ai fait le lien avec le pseudo débat sur « l'identité nationale ». Je suis convaincu que les hommes politiques, les journalistes, les experts, qui exaltent le « nous français» jouent un rôle indirect dans l'instauration d'un climat propice à la banalisation de propos ou d'actes xénophobes. Il y a là un facteur essentiel de la tuerie de 1893 qui reste vrai aujourd'hui. Il faut donc combattre la xénophobie qui se développe dans les classes populaires, mais dans le même temps dénoncer les discours des élites qui alimentent
Le massacre des Italiens Aigues-Mortes, 17 aou! 1893 ces rejets de l'Autre. Il est bon d'avoir en tête que le pogrom d'Aigues-Mortes s'est produit à la fin du XIXème siècle, au moment où la Ille République met en place les institutions qui nous gouvernent encore aujourd'hui. La république française ne craint pas alors de jouer sur la fibre nationale, voire nationaliste. On se trouve face à un très fort sentiment antHtalien parce que l'Italie de Crispi s'est alliée à l'Allemagne adoptant une politique agressive envers la France. Une haine des Italiens s'est répandue dans la population, activée et propagée par les journalistes et les politiciens. Pour conclure, je voudrais insister sur le fait que le « devoir de mémoire» qui nous réunit aujourd'hui à Grimaldi est aussi un devoir civique. Ce sont bel et bien des problèmes politiques que nous rencontrons actuellement. Depuis trente ans, en France comme en Italie, nous avons eu plusieurs exemples de violences xénophobes comparables à ce qui s'est passé à Aigues-Mortes en 1893. Les victimes, ce sont désormais les nouvelles populations immigrées qui viennent d'Afrique, d'Afrique du Nord ou d'Afrique noire. En faisant le lien entre le passé et le présent, nous pourrons contribuer à développer des formes de solidarité à l'égard de ceux et celles qui souffrent aujourd'hui du racisme. (*) Recueillie par Différences le 24 juil let 2010 à l'occasion de la Journée f rancoitalienne de réconci liation qui s'est tenue à Grimaldi " A vo.. ir • ou revoir par Colette Fournier (~ .. ) (-_E_) (-J (.;t) (A) (-A-) (a) ~ LES ARRIVANTS , ~!! .... -~- . ~- ~-~ • t;;:2 ~::: Pohfl~ .'< lm t= LES ARRIVANTS Réalisateurs: Claudine Bories, Patrice Chagnard Documentaire (les Films d'ici) Sortie: 07/04/10 Durée : 1h 53mn Les réalisateurs ont installé pendant 4 mois leur caméra dans les bureaux de la CAFDA (Coordination pour l'Accueil des Familles Demandeuses d'Asile), plateforme d'urgence parisienne financée par l'Etat français qui accueille les familles demandeuses d'asile en France et les aide dans leurs démarches jusqu'à ce qu'elles obtiennent (ou non) le statut de réfugiés. Ils ont filmé au quotidien le face à face, avec d'un côté, les arrivants, porteurs de pans de vie souvent tragiques et violents, et de l'autre, les travailleurs sociaux, qui reçoivent cette violence en pleine figure et essaient de faire face aux demandes, la plupart du temps impossibles à satisfaire: « une scène ... où se jouent, spectaculaires, parfois explosives, les incohérences qui minent en profondeur la politique d'accueil des immigrés dans notre pays ». Caroline est jeune, impulsive, révoltée. Colette, plus âgée, est pleine de résignation et d'empathie. Face à elles, des familles venues de Sri Lanka, de Mongolie, d'Erythrée et d'ailleurs, demander l'asile en France. Chaque jour il en arrive de nouvelles, avec ou sans passeport, avec ou sans bagages, dans des charters ou des camions bâchés. Ces travailleuses sont chargées de parer au plus pressé, de faire le tri, un choix ~ouvent kafkaïen, entre compassion et impuissance ... Un film bouleversant qui montre, au-delà de toute idéologie, des visages et des destins d'hommes et de femmes. Un film « emblématique du rapport ambigu que nous entretenons avec l'émigré et plus largement avec l'étranger en général ». NO COMMENT film documentaire (2008 - durée: 52mn) Un film de Nathalie Loubeyre et Joël Labat Grand Prix du documentaire de création au Festival International du film des Droits de l'Homme Paris 2009 Ils sont Afghans, Irakiens, Kurdes, Palestiniens, Erythréens, Somaliens, Soudanais ... Ils ont fui les persécutions, la guerre, la . misère, souvent au prix de leur vie. Six ans après la fermeture du Centre de la CroixRouge de Sangatte, décidée par Nicolas Sarkozy, ils continuent d'affluer toujours aussi nombreux sur les côtes près de Calais pour tenter de passer en GrandeBretagne. Ce documentaire accompagne les migrants dans leur vie ou plutôt leur survie dans des conditions inhumaines : nourris par les associations humanitaires, dormant par tous les temps dans les terrains vagues ou dans la « jungle », ils sont harcelés par la police, galère quotidienne sous l'oeil indifférent des habitants de Calais. Sans commentaire et sans interview, la réalisatrice, se gardant de tout misérabilisme, filme au plus près chaque geste, chaque visage, qui dit la souffrance, la fatigue, l'angoisse mais aussi l'espoir. Tourné avant le film à succès « Welcome »,- à un moment où personne ne s'intéressait au sort des migrants - ce documentaire se proposait de mettre le problème des migrants sur le devant de l'actualité. Peu de choses ont changé depuis mais la réalisatrice espère que ce film, présenté dans de nombreux lieux, donnera au spectateur une vision de l'Autre qui ne soit pas « à consommer mais à accueillir et à méditer ». Au-delà des réactions épidermiques et émotionnelles, ce sont les valeurs de notre société que ce film interroge. 21 •• <II. • .. . ... . .. . . Sous la domination, les actes de création sont déjà des actes de résistance, malgré les difficultés qu'ils rencontrent et au-delà de leurs expériences singulières données en partage, les artistes palestiniens participent à l'expression de l'universel: c'est la cas du peintre Kamal Boullata et de la photographe Ahlam Shibli dont les livres, par leur immense qualité aux côtés d'oeuvres de poètes comme Mahmoud Darwish ou d'intellectuels comme Edward Saïd déjouent les calculs de l'occupant et témoignent que la Palestine existe quelle que soit la férocité de l'occupation. PALESTI IAN ART FROM 1850 TO THE PRESENT Ouvrage de Kamal Boullata (*) Kamal Boullata offre sur l'art palestinien la première étude issue de l'intérieur même, le seul compte rendu faisant autorité publié jusqu'à maintenant. Cette analyse érudite présente une vue pénétrante du développement de l'art palestinien avant et après les événements cataclysmiques de 1948 durant lesquels la société palestinienne a été déracinée et dispersée. Palestinian art inclut les oeuvres des pionniers qui se sont aventurés dans la peinture sur chevalet avant 1948, celles des réfugiés qui ont fait leurs débuts dans le monde arabe et dont l'art a laissé une marque profonde sur le développement de l'art arabe moderne, de même que le travail récent d'artistes qui se sont imposés sur la scène artistique internationale. Boullata interroge aussi le travail des artist es qui ont continué à vivre dans leur pays. La représentation du chez soi, et de l'exil, la lutte permanente entre innovation et tradition, la relation entre l'expression verbale et visuelle et le rôle des femmes artistes dans le modernisme palestinien, sont les domaines clés sur lequel ce travail se focalise. Sur la Toile, quelques sites: http://virtualga Ilery. bi rze It.edu/I inks Le livre s'attache à présenter les artistes utilisant les techniques traditionnelles comme la peinture, la sculpture et les techniques mixtes ainsi que les artistes s'exprimant au travers d'outils tels que la vidéo, la photographie ou l'installation. Jean Fisher, professeure de Beaux-Arts à la Middlesex University (Londres), écrit à propos du livre de Kamal Boullata, : « Ce qui en émerge est un sentiment de continuité dans la discontinuité, où le passé, informe à la fois le présent et nos aspirations pour le futur. C'est dans ce dialogue spatio-temporel que l'art, à travers la diversité de ces médiums, détient la capacité de transmettre et de transformer un héritage 'intangible' et nos histoires communes ». Pour Catherine David, Conservateur des Musées nationaux (Paris), auteur de La beauté du geste, cette étude représente « la première histoire de l'art palestinien moderne et contemporain ... Boullata met en lumière ses développements jusqu'à présent méconnus, sous l'influence des peintres d'icônes et révèle les reconfigurations complexes et les stratégies dans l'art et la culture après la nakba. » Dans la préface de l'ouvrage de Kamal Boullata, le grand écrivain britannique John Berger note: « Ce livre, issu d'une profonde expérience, - Kamal Boullata est lui-même un peintre parfaitement maître de son art- conduit ses lecteurs au plus près de la lutte de ces artistes palestiniens visionnaires et obstinés qui créent, chacun à leur manière personnelle, afin que leur terre anonyme et héroïque, avec ses oliviers ancestraux, puisse survivre ». (*) 360p., 25 euro, éditions 5aqi, Londres http://universes -in-u n iverse. orgie ng/nafas/countri es/m idd le east/pse http://taysir.b.free.fr/ Galeries photos: http://www.ahlamshibli.com/ http://sabella.photoshelter.com/ http://adilalaidihanieh.net/fr/ TRAUMA d'Ahlam Shibli Ahlam Shibli (Palestine, 1970) travaille dans le domaine de la photographie depuis 1996, réalisant tout d'abord des projets qui étudient les conditions de vie de la population palestinienne sous la domination israélienne, comme Unrecognised (1999-2000), Goter (2002-03) et Trackers (2005)_ D'autres oeuvres plus récentes élargissent le champ de ses recherches autour des notions de patrie et d'appartenance, en approchant des sujets tels que les lesbiennes, homosexuels, bisexuels et transsexuels de l'Est à Londres, Zurich, Barcelone, Tel Aviv (Eastern LGBT, 2006), les soins prodigués par les immigrés aux personnes âgées qui les emploient à Barcelone (Dependence, 2007) et les enfants dans des orphelinats en Pologne (Dom Dziecka : The House Starves When You Are Away, 2008). Le texte suivant est un extrait du texte « Le Traumatisme de Trauma », publié dans Ahlam Shibli, Trauma, Tulle : Peuple et Culture, 2010, ISBN: 2-910120-03-1, publication de 14B pages dédiée a une série de 48 photographies, prises en 2008-09 dans le département de la Corrèze, en France Le Traumatisme de Trauma Ulrich Loock Le traumatisme auquel fait référence le titre de l'oeuvre d'Ahlam 5hibli a trait aux événements, maintes fois relatés, qui se sont produits au début du mois de juin 1944 à Tulle : l'attaque de la garnison allemande par la Résistance les 7 et 8 juin 1944, l'assassinat de 18 gardes-voies civils par la Wehrmacht, la fin de l'éphémère libération de Tulle avec l'arrivée d'un détachement de la 2ème division blindée 55 « Das Reich» au soir du 8 juin, la pendaison le lendemain de 99 hommes non impliqués dans les combats, et la déportation de 149 autres hommes. Le 10 juin, les hommes d'Oradour- sur-Glane, à une centaine de kilomètres de Tulle, sont fusillés puis brûlés par les membres de la même division 55, les femmes et les enfants brû lés vifs dans l'église, et le village incendié. A Tulle comme à Oradoursur- Glane, ces événements et leurs victimes font l'objet de multiples commémorations officielles : cérémonies annuelles, mémoriaux, inscriptions tombales. Ahlam 5hibli a débuté sa carrière artistique en 1996 par des séries photographiques traitant des « conditions de vie de la population palestinienne sous la domination israélienne ». L'événement traumatique se trouve déjà au coeur de ces travaux: la mort violente sous ses multiples formes, l'expulsion de centaines de milliers de Palestiniens et la destruction de quatre cents villages arabes par les combattants juifs avant et après la proclamation de l'État d'Israël le 14 mai 1948, ainsi que la discrimination et la menace qui pèsent continûment sur la minorité palestinienne dans le nouvel Etat. Une proposition de loi déposée au parlement israélien prévoyait récemment d'interdire aux Palestiniens vivant en Israël de commémorer la Naqba (<< la catastrophe ») de 1948. Ahlam 5hibli retrace dans différentes séries photographiques les formes d'existence auxquelles la population palestinienne se voit réduite pour pouvoir survivre. Unrecognised montre comment les habitants du village 'Arab al-Naim - village non reconnu par Israël, par conséquent ne figurant sur aucune carte officielle et dépourvu d'existence légale - donnent une visibilité à leurs maisons en les peignant de couleurs vives et en y aménageant des chambres d'hôte. Afficher leur présence visuelle et mettre à disposition des visiteurs une parcelle d'espace dans leurs logements misérables : tel est le moyen par lequel les habitants affirment leur droit de vivre là où ils sont, en dépit de l'interdiction qui leur est faite par l'État d'édifier une maison en dur sur la terre de leurs origines. Goter montre des Palestiniens vivant dans al-Naqab (Néguev), qui continuent d'habiter dans des villages non reconnus, refusant de quitter leur propre terre et de se voir déplacés dans des communes planifiées par l'État, sans pour autant pouvoir faire de leur propriété un « chez soi »_ La série Arab al-5baih présente des photographies d'un camp de réfugiés palestiniens en Jordanie dont les habitants s'attachent à une image de leur village d'origine en reproduisant sa topographie et sa hiérarchie sociale. Contrepoint à la série Arab al-5baih, The Valley montre comment la violation, par la population juive majoritaire, des droits des Palestiniens à vivre sur leur terre contraint les habitants du village 'Arab al-5hibli (jusqu'en 1948 'Arab al-5baih) à creuser la montagne où ce même village avait trouvé refuge au temps de l'expulsion, pour dégager de nouveaux terrains à bâtir. Trackers, enfin, est consacré à ces Palestiniens volontaires dans l'Armée israélienne qui deviennent traîtres à leur propre peuple pour avoir trouvé là le seul moyen de créer les conditions nécessaires leur permettant de bâtir' une maison pour leurs familles. Pour Ahlam 5hibli, la violence exercée - à travers l'occupation, l'expulsion, la destruction et le meurtre - par une puissance étrangère dans le but de dénier à une population indigène le droit de vivre sur le lieu de ses origines et de décider de son propre destin n'est autre que la négation du droit à avoir une « patrie », un « chez soi ». « Where there is a home there is no house. Where there is a house there is no home» : c'est en ces termes qu'elle énonce le traumatisme vécu par la population palestinienne - à savoir le conflit, créé par la puissance dominante, entre une présence de fait et l'exigence de la population de posséder sa terre héréditaire. 5hibli donne à ce conflit une dimension proprement politique, dans des images où les différentes formes de réaction sociale à cette privation d'un « chez soi » vont de pair avec l'identification du pouvoir qui a confisqué sa « patrie» au peuple palestinien. Les photographies prises par Ahlam 5hibli en Palestine sont elles-mêmes imprégnées du traumatisme qui affecte la société dont elles enregistrent les traces. Unrecognised fait exception: ces photographies particulièrement colorées où des personnes se présentent devant l'objectif dans une attitude détendue reproduisent la visibilité que les villageois ont donnée à leurs maisons et réclament pour eux-mêmes. Mais dans ses autres travaux, Ahlam 5hibli interdit à sa photographie de mettre à nu des formes d'existence traumatiques. Les photographies tendent à voiler ce qu'elles prétendent montrer: de telle personne on ne voit que les jambes, tandis que le reste de son corps est caché sous un drap suspendu ; le visage d'une jeune femme disparaît derrière une feuille de papier que sa voisine tient en l'air; des corps se perdent dans les plis d'un vêtement; des fragments d'une situation générale sont mis au devant de la scène ; certaines maisons, certains espaces apparaissent entièrement déserts - comme si l'oeil photographique avait délibérément manqué son objet afin de ne pas exposer l'existence précaire d'une population privée de ses droits à la trop forte visibilité de la reproduction visuelle, afin que les victimes d'une situation réelle ne deviennent pas de surcroît victimes de la photographie. Dans les images d'Ahlam 5hibli, la visibilité photographique est mise en jeu de telle manière qu'elle reflète la présence menacée de la population palestinienne su ~ le lieu de ses origines. Une part importante des photographies de Tulle enregistre différentes formes de réponse collective au traumatisme de l'occupation, de la déportation et du meurtre arbitraire. Or, à la différence de la situation dans les territoires palestiniens, nulle chaîne ininterrompue de catastrophes ne se prolonge ici jusqu'au présent. La scène traumatique originelle est solidement ancrée dans le passé. Ce que captent les images, ce sont donc les mises en scènes symboliques de la mémoire officielle et publique, jouées au gré des dates anniversaires, et en présence de la population, par divers acteurs : personnalités officielles, anciens combattants (arborant les drapeaux aux couleurs nationales et aux devises de leurs associations), proches des disparus. Ces célébrations et ces lieux commémoratifs sont comme un surgissement anachronique, une rupture étrange dans le cours ordinaire d'une vie rythmée par les habitudes du présent. Tandis que les officiels se livrent à leurs devoirs rituels, un adolescent se tient adossé à un lampadaire, l'air étrangement perdu. 23 Le rituel commémoratif est subdivisé photographiquement en des moments distincts: tel cliché isole la population recueillie, tel autre un groupe de représentants de la société civile, des représentants de rttat, des dédicaces sur des monuments, des plaques dans le cimetière, de petites scènes anodines avant el après les cérémonies, L'approche photographique d'Ahlam Shibli se fait analytique: elle procède à la manière d'une enquête, inventorie ses objets, à l'encontre de toute vision générale, suggestive, du cérémonial. Cette fragmentation photographique des manifestations de la mémoire institutionnalisée résulte d'un constat décisif, qui guide tout le travail d'Ahlam Shlbll sur le traumatisme
- le cérémonial Inscrit la commémoration
sous le signe tout-puissant de la mort. La mort, telle qu'exprimée par les formules « Morts pour la rrance » ou « Morts pour la patrie », est le signe totalisant qui permet d'honorer de la même manière - et parlà même de dépolitiser - la mémoire de différents groupes de victimes. Un monument particulier, lié à une commémoration particulière, est dédié aux 18 gardes-voles assassinés par la Wehrmacht te 7 juin 1944, un aulre aux combattants des rorces Irançaises de l'intérieur (Ffi) tombés le 7 et 8 juin à Tulle lors de l'attaque de la garnison allemande, Cependant, une photographie du cimetière de Puy Saint-Clair montre une stèle commémorant côte à côte une victime innocente pendue le 9 Juin et un combattant de la Résistance, membre de l'Armée secrèle, Une autre encore montre des anciens combattants de la Seconde Guerre mondiale et des guerres d'Indochine et d'AIQérie arborant les drapeaux de leurs associations respectives lors d'un hommage rendu aux pendus et déportés du 9 juin_ Mais la clé de la série Trauma est à trouver dans les clichés des lieux commémoratils dédiés à la fois aux morts des Première et Seconde Guerres mondiales, de la guerre d'Indochine (1946- 1954) et de la guerre d'Algérie (1954-1962), Sous le signe de la mort sont honorés dans le même temps les victimes de la barbarie nazie et les résistants morts au combal, les soldats tombés lors des deux Querres mondiales et les morts des Querres coloniales ultérieures. La mémoire institutionnalisée se sert de ce concept unique de « mort pour la patrie» pour masquer la dimension politique de celte multiplicité de morts. À l'inscription de la mémoire sous te signe de la mort, Ahlam Shibli oppose une conception politique de la « patrie ». la question qu'elle pose au départ est celle-cl:« Comment est-II possible que les Français, qui s'étaient battus contre l'Occupation et avaient subi des représailles cruelles - parfois les mêmes personnes ou des membres d'une seule famille -, recourent quelques années seulement après la Libération à des méthodes semblables à celles des Allemands contre des peuples d'Indochine et d'AIQérle revendiquant à leur tour leur libération de la domination étrangère 7 », Celte question l'a conduite à meltre en regard deux types d'images : aux photographies de commémorations officielles, célébrations et monuments, elle confronte d'autres clichés, réalisés en Corrèze lors d'une série de rencontres avec des personnes ayant connu, d'une manière ou d'une autre, le traumatisme de l'occupation, de la déporlation et du meurtre. race à la revendication du traumatisme comme privilège de la Nation française, lace à l'hommage rendu aux morts comme instrument pour forger la conscience d'une Patrie unifiée, Ahlam Shibli tourne son regard vers la résistance et la souffrance des individus - aussi bien des personnes ou des proches de personnes ayant subi l'occupation allemande que de celles qui ont vécu la colonisation française.! .. ./ En brel rln Mai - Juin; EJImen ,. le ConseM COMIitIltionIlll dt Il question lits peII5/oas "rsHi lUX wlerls cOlllbirttanb des ucolonies qui ne répond pas au principe d'égalité (pensions jusqu'~ Il fols inf~ieures à celle s des combattants fra~ais pour des situations équÎ'/alentes) Dép.-! dt Il flottille batninitalre peNIl' briser If bIows {iiZil : à bord plLlSieurs centaines de pe!'SOMalités. dont des parlementaires, 5 000 tonnes de matériel zs- Scamtt FrlncrA!rique. Pro!»sitioo oe Hicolas Sarkozy d'ouvrt ces réooions à des opératetr'S écooomMluei privés, capables selon kri d'aworter la pros;Iérité à rAfriqoen_ ! R~NIOI1 dt Il CHCDH et consllt alill'mant de l'élat de la xénophobie en France Attaqut ,. ISfIiIH II "ottilie lIIInIdItairt POlI' G.ZiI. Ile nombreux morts et ble~s, Très l'ives réi!Ctions devant celte ildion lIUalifîée de terrorisme d'Etat par le premier ministre turc ErdOQan (9 Turcs tués) Turquie : Ruptun ,. le pt{K dt Il Irhe lll\illltrtll< qu'il avait llécrétée s... plaint ... MMP, arkt Hort,l.n, le ministre de l'Inlérieur, condamné pour injures raciales Nude.1rt hl : Adottti 111 PlI' .. Con .It ~" Kil !III' 12 '1011 Wllrt 2 (Bfésil et Turquie) de oouvelles sanctions n, En réj)Ol1se, l'Iran annonce la poursuite de son protjramme SWt, i ralt.1ft [lib "4 (escroquerie aux prestations sociales), mesure de clkhêance de la nationalité préconisée par Brice Horieleux lians les CilS de fraudes et de po/y9amie PlYI-Ba 16"111 lits 'fOI. jIOIII' le !t'rll dei ' Kltl (extrême droite) qui se présente comme un rempart à l'islam, KlrghiJ:lstan: Proc ItlOII ft rit.1 d'uf9 lU à la suite d'affrontements entre KirQhizes et ()Uzbeks dans le sud (plus de 200 morts) hl..... Ptrdt dH ... menacent l'unité belQe I~IH" nds qui InttnliCtlondtl'apko tSIIKIUOII.tp/nlnlillGouttt d'Or, provocation islamopllobe il l'in~iative des Identitaires et relayée par la revue Riposte Laïque ... Version parisienne lie la soupe au porc proposée aux sans abris ~ Hice IsnI!; Maniltstliloft dt 50 000 lnt"rlltH jUlls contre un arrêt lie la Cour Suprême obligeant les ultra-orthodoxes d'oriQine russe de la colonie d'Immanuil Il accueiOir lians leurs écoles des filles d'oriQine séfarade RIMiutIan du PIr\tmtfrt "'1tPftII tOllÛlllftlllt l'optfI· IloIIlsmlltMt contre la flottille pour Gaza, et demandanl une ( enquête internationale impartiale 1 et la levée du b",,~ IlfIiI AGoiItlon i l'_unité,. If CC du U~ des résolutions demandant la lin du qel et la poursuite de la colonisation Juillet - Debut Août: ~ ~nH _ le IK'DCH dt (kM! )euM' accusés d'avoir tiré sur des polieiers en oovembre 2007 malgré une absence concluante de preuves et le recours à des t~lIa\Ies SDUS l. AMM. lIItIIICt dt roqIft HI ttlatlllns dI$IIomItlQUtl av« Isra~1 tvlcullOll Violtnlt .w CIfIIlI ~ du HInuIi Slint-Dt!IIs sans que soient prO!lOSées des soMions de rechal'o'je YIIII. dt lIt\IPI' 11ft NtianylbDu lUX Et,h'U '" le prkident Obama s'abstient de remettre en cause le nucléaire isr<lélien et la clkision du tikoud de reprendre la colonisation RiIjIIIOI1 dt 1.1 Cimlllt qIIÎ clfnonce Il qrjflCje lotetIe des vlsu résultant de l'absence de cadre ~éral, de la lenteur des procédures et de leur Oj)i!Cité Vote JIU l'AssemblH de la loi sur la burqa, 1'0QP0Sttion refuse de prendre part au vtlte (à l'exception d'une vingtaine de députés dont Manuel Valls et André G!!rin) Adoption par ,'Asmnblée nallol ~Ie d'lin tute .liapfant le droit ptnal ffa~s i Ja Cour pénale inlHllllIOfljIe, ce qui revient en dernier lieu à ne poursuivre que les seuls criminels de Querre et qéllOCidaires résidant habituellement en France ! IsrJII : Pour l'lOir partiei'" t la "ottillt pour fMttf le blocus .. Gill, la députée arabe israélienne Haneen Zoabi se voit privie de ses droits parlementaires, de son passeport diplomatique et lie certains de ses droits à voyager, le Ukoud avait demandé qu'elle soit clkhue Ile sa nationalité israélienne (i ·Bret.qnt : le II'~ str. de 1'1 If' III opposé il l'intefdiction de la burqa 511 !11on 1 ." II MOrI d'un ia .... tué par un qendarme à Saint-Romain du Cher [y I/Idtlca. '" Isd'AI Il rlnb soLlSles ponts du canal Saint-l"artin TI/!'II 1 ul at >li dt tH pt ) dont une tr~taine de militaires de haut rafIQ pour tentati'le de renvenement du qowemement ErdOQan basée sU( ltIe slratéqie de la tension (série d'attentats ~ la bombe, crNtion d'incide!'lls av« la Grke ... ) pour créer le chaos et justifier la proclamation de l'état de sÎèlJe et la dissolution du qouvernement Dt <II'.llon Irrt~~ 'du pt" ,1 no, qui amalqame et stigmatise les Roms elles Gens du Voyage Il rfO Avll. 1. C<> III' Ir .11 I~ jllqtant que la déclaration d'indépendance du Kosovo • nt viole pas le droit international :t Gr -Brt tQlIf: l'ln\'8 on dt Ir... cI'j par le vice premier ministre libéraHlémocrate Hick CIeqg br'" Prot Ir dt Tt! AY!f I~ , Il PlI' It Cc-MIil dl dl'Vl lit l' de l'IlNU de trois e~rts thafQés d'enquêter sur le raid du 31 mai contre la flottille pour Gaza Mi "II kM.;, .... ." ma urs .., ft ~ l '"U~, d'une tent.Jti'le de l'OFPRA d'allonqer la liste des pays considérés comme sOrs (les ressortissants des pays c: sûrs » pouvant être expulsés avant mime une clkision d'appel) R"Pt"" lits re"tl ns d r.1' !I entre le Venezuela el la Colombie Edcutlon dt 1'0119' Ir ,.il dtl U III /II poli' "'" !pl AI O.,U au NaQhreb islamique (AONI) après l'écllec de l'opération militaire pour le libérer TsioInH fi Roms m. III 1 dt l' 1 ,. CIft!tH, détachement d'inspecteurs du lise .. , eft plein feuilleton Woerth-Bettencourt DichtlllCe dt Il ,..lIon ft pr ,.. Il III' ~I SIBory à l'encontre des citoy!ns d'oriQine étrangm, auteurs de certains trimes néerlandais DfllÔt collectll dt 50D do dl n dl tmaiUeurs I.n.-p." ri sur les plus de 6000 constitués par la CGT sur les bases de l'accord trouv! avec le ministère de t'Immigration et la Direction I)fnérale du Travaij et mettant rll1 ~ huit mois de grève Suitt II/X propos dt N, décision de trente OfIJanisations d'appeler à un rassemblement le ~ septembre pour répondre aux atteintes aux principes répulllicains 65- mVlrnirt d'Hiroshima (6 août t94S)
Notes
<references />