Différences n°211 - octobre 1999

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Sommaire du numéro

n°211 de octobre 1999

  • Edito: Une priorité par Mouloud Aounit
  • Mouvement: le MRAP à la fête de l'Huma par Jean-Etienne de Linares
  • Même sol, mêmes droits, même voix (droit de vote des immigrés) par Jean-Marie Janot
  • Dessine moi un comité local: Clermont-Ferrand par Jean Darpoux
    • Le MRAP63 et les gens du voyage par Nicole et Jean Darpoux
    • Les ateliers calligraphiques par Jean Berthier
  • Dossier: Images, mémoire, histoire
    • « Un spécialiste » ou la méchanceté en Histoire, entretien avec les réalisateurs du film: Rony Brauman et Eyal Sivan, recueilli par C. Benabdessadok
    • Paul Grüninger portait d'un absent: entretien avec Richard Dindo
    • Zoom arrière sur le 17 octobre 1961

Numéro au format PDF

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Texte brut du numéro

Octobre 1999 - N° 2 Il Haut fonctionnaire suisse, chef de police, Paul Grüninger a désobéi aux ordres de sa hiérarchie. Il a sauvé des milliers de juifs autrichiens fuyant la terreur nazie. Le dossier du mois pages 6 à 10 IMAGES, MÉMOIRE, HISTOIRE Le film d'Eyal Sivan et Rony Brauman dresse le portrait d'Adolf Eichmann, bureaucrate zélé respectueux de l'ordre et de la hiérarchie. 11 a envoyé à la mort plusieurs millions de personnes. Le Mrap à la fête de L'Humanité pa._ 2 Editorial pa._ 3 Dessine-moi un comité 'oca' pag_ 4 Kiosque pag_ JI Actualités pag_ 12 7 Le Mrap à la fête de IIHum 2 Différences n° 211 octobre 1999 Plusieurs centaines de personnes ont visité le stand du M rap à la fête de l'Humanité les 10,11 et 12 septembre. Nombreux sont ceux qui ont signé la pétition sur le Timor Oriental tandis que le débat-dédicace avec Albert Lévy et Mouloud Aounit autour du livre « Chronique d'un combat inachevé », animé dans une ambiance chaleureuse par JeanYves Treibe~ a suscité un vif intérêt. Trois sujets principaux ont été débattus avec l'assemblée: l'histoire et les combats du M rap, le droit de vote des étrangers, les relations avec les associations et les organisations. Je voudrais ici remercier très vivement toutes les personnes, militants et salariés, qui ont contribué à l'organisation matérielle du stand et à son animation, et tout spécialement le Collectif de solidarité et d'entraide des Algériens en France. Jean-Etienne de Linares 9 ~t:1 an cl 111 al le l p upl 1. Signature de la pétition sur Timor Oriental 2. Albert Lévy, ancien secrétaire général et Jean-Yves Treiber, membre du conseil national, présentant le livre du Mrap 3. Albert Lévy et Mouloud Aounit (actuel secrétaire général) 4 et 5. Visiteurs s'exprimant au cours du débat 6. Renée Le Mignot, secrétaire générale adjointe 7. Marie-Annick Butez, secrétaire nationale 8. Fadila Boukercha, salariée Photos prises sur le stand du Mrap le 12/09/99 Chérifa Benabdessadok A 5 Même sol, mêmes droits, même voix Jean-Marie Janod fait le point sur la campagne pour le droit de vote des étrangers Lancée en janvier lors d'une conférence de presse, la campagne pour le droit de vote des étrangers aux élections locales entre dans son neuvième mois. Initié conjointement par le Mrap et la Fédération Léo Lagrange, le Collectif « Même sol, mêmes droits, même voix» (80 associations, organisations syndicales et politiques) a élaboré un Appel en forme de pétition déjà signé par plusieurs centaines d'élus au moment des élections européennes. Nous avons publié une première liste dans notre numéro de septembre. Un questionnaire aux candidats, responsables politiques et élus, a donné d'intéressants résultats, disponibles au Mrap. La pétition circule, à destination des citoyens, à distribuer lors des actions locales, sous forme d'un dépliant couleur qui vient juste de paraître. Ce document grand public apporte des arguments essentiels en faveur de cette mesure d'égalité, d'élargissement de la démocratie, de l' extension et du partage des droits. D'autres outils sont en cours de réalisation avec la Fédération Léo Lagrange et tout le collectif: cassette-audio, page web, chronique des actions locales ... L'automne sera marqué par des initiatives manifestant la volonté unitaire des organisations du Collectif, avec notamment sa participation au Colloque de Strasbourg les 6 et 7 novembre: « Quelle participation des étrangers à la vie publique locale? ». Tant il est vrai que cette mesure, qui mettrait la France en conformité avec les voeux des responsables européens, va comme on dit, « dans le sens de l'histoire ». La CNCDH et l'opinion publique, particulièrement les jeunes, ne s 'y sont pas trompés; dans les sondages les personnes interrogées se montrent de plus en plus favorables ... Le Mrap ne cache pas qu'il est partisan du droit de vote des étrangers à toutes les élections. Certes, la démocratie ne se limite pas au droit de vote, loin s'en faut! Mais sans droit de participer pleinement aux décisions, le lien social n'est-il pas en danger, et la démocratie ne risque-telle pas en se restreignant elle-même, d'apparaître quelque peu factice? En vérité, de quoi et de qui a-t-on peur, en écartant des urnes quelques milliers de nos concitoyens de fait, dont il est facile de penser que leurs choix ne seraient guère différents des nôtres? Ce droit ne résoudra pas tout, cependant il marquera, un jour ou l'autre, que nos concitoyens veulent vivre ensemble de plain-pied, car ils savent que les droits des uns ne sauraient avancer sans les droits des autres. Un seul droit participe de l'avancée de tous les droits. En l'occurrence, il s'agit du droit plein et entier du citoyen dans la cité. Cela vaut la peine qu'on y réfléchisse ? Cela vaut bien une campagne ! Jean-Marie Janod A l'attention des comités locaux Pour vous procurer la version noir et blanc du dépliant public appel-pétition, aisément reproductible, écrivez-nous, téléphonez-nous. , Editorial U ne priorité Être citoyen, c'est trouver sa place dans la société. Que vaut ce principe, quand des milliers de Français issus de l'immigration et originaires des terri toi res d'outre-mer, sont laissés sur le bas-côté de notre société. Par les inacceptables et humiliantes pratiques discriminatoires. Cette offense aux principes d'égalité a des effets multiples. Elle est une grave menace pour la cohésion sociale, ronge notre modèle d'intégration républicaine, ouvre des espaces pour les tenants de revendications communautaires. Aussi face à cette mise en acte banalisée du racisme, cette pratique de la préférence nationale au faciès ou au patronyme, il y a un devoir d'agir. Chacun doit prendre sa part de responsabilité et d'action: l'État, les entreprises, les syndicats, les victimes, les citoyens, les associations. Indiscutablement, des progrès ont été réalisés. Le sujet n'est plus tabou. Les annonces de la ministre de l'Emploi et de la Solidarité, le rapport Belorgey, la mise en place des CODAC sont autant de points d'appui positifs. De même, la mobilisation des syndicats, notamment la CGT et la CFDT, dans ce domaine, est à saluer. Le M RAP a déjà beaucoup fait sur ce terrain. Dans les mois à veni~ nous allons redoubler d'efforts pour mettre le combat contre ce fléau des discriminations au coeur de nos priorités. L'ensemble du Mouvement, commissions, comités locaux, chercheurs, seront mobilisés pour peser et agir sur tous les fronts: juridique, éducatif, pédagogique, politique. L'enjeu est de taille: il s'agit de donner un sens aux principes fondamentaux d'égalité et de fraternité humaine, de les faire vivre. Mouloud Aounit Différences nO 211 octobre 1999 3 M Dessine-moi un comité local ... Le Comité local du Mrap de l'agglomération de Clermont-Ferrand est un des plus anciennement constitués puisqu'il a été créé en 1950. Il s'est vite révélé comme une authentique pépinière de responsables nationaux, tant pour la commission Immigration - Yasmina Berkani, Louisa Kouachi, René Mazenod - que pour le Bureau national- Alain de Goer. Pendant de nombreuses années, le comité a rassemblé plus d'une centaine d' adhérents. Actuellement, il se maintient à quatre- vingt personnes, dont un certain nombre de jeunes adhérents dynamiques issus des milieux populaires et des étudiants. Le comité exerce son action militante dans tous les domaines où intervient le Mouvement dans son ensemble. Depuis 1981, l'action éducative y est particulièrement développée: mars 1982 fut l' époque des « Trois semaines pour l'amitié entre les peuples », restées célèbres localement. Depuis, nos interventions n'ont pas cessé, que ce soit dans les établissements scolaires, l'IUFM, le CRDP et les principaux comités d'entreprises (Michelin, Banque de France, EDF/GDF, SNCF). Nos expositions ont circulé dans toute la Région, parfois dans la France entière, citons: « La science contre le ra- 1 . , oum..'dindi 4 Différences nO 211 octobre 1999 du nord au sud bpace MunK!p01 Piotrre l.cporte CeMr. ** 3 ..... n • ...,..,.,."" ......................... 1' ... '.,_ ) cisme-1982 », « L'apartheid en Afrique australe-1985 », « Vivre en Palestine- 1993 », « Lettres algériennes, dialogue imaginaire entre auteurs et plasticiens d'Algérie-1996 », « L'humour contre le racisme-1997 ». A l'occasion des Journées d'éducation contre le racisme que nous avons organisées au CRDP de Clermont, du 22 mars au 9 avril dernier, nous avons actualisé notre exposition « Tsiganes et Gens du Voyage» et celle sur « L'histoire du MRAP »pour l'anniversaire de ses cinquante ans. L'expo « L'humour contre le racisme» a été complétée sous le titre « Le poids de la plume» par des textes de chansons sélectionnés par nos jeunes militants. Ont été également présentées au CRDP les données les plus récentes de la solidarité avec les peuples palestinien et algérien. Pour le mois de décembre 1999, le Mrap est la cheville ouvrière d'une semaine d'expositions, animations et rencontres sur le Maghreb, avec le concours de la Ville de Clermont-Ferrand, du Conseil Général du Puy-de-Dôme, et la partici- ... Clermont-Ferrand pation du milieu associatif des quartiers populaires à forte présence immigrée. Notre comité se retrouve dans de nombreuses actions collectives avec d'autres organisations de défense des droits de l'homme: réseau d'aide aux étrangers, collectif contre l'extrême droite, Solidarité- Algérie 63, Association pour la promotion des Gitans et des Gens du Voyage (APGVA). Comme d'autres comités, celui de Clermont-Ferrand est présent dans une CODAC, au sein de laquelle il adopte, lui aussi, une attitude de vigilance permanente. Enfin, le comité a demandé l'intervention du Mrap national par l'intermédiaire de son service juridique relativement à l'attitude de certains représentants de la police nationale de ClermontFerrand à l'encontre des étrangers et des Voyageurs, tandis que localement des représentants de notre bureau doivent rencontrer prochainement des syndicalistes de la police. Les ressources du comité sont diverses: part locale des cotisations, location des expos et rétribution des « ateliers », subventions ordinaires ou extraordinaires sur dossiers des municipalités et du Conseil général, fonds d'Etat (FAS, DRAC, Jeunesse et Sports). Jean Darpoux a v "" . 1 n " ,. Le Mrap 63 et les gens du Voyage En novembre 1986, à Cournon d'Auvergne, notre comité fut à l'origine d'une action collective qui fit date puis jurisprudence en ce qui concerne l'accueil des Voyageurs dans les campings municipaux (on se reportera à ce sujet au dossier du Mrap national « Tsiganes et Gens du Voyage »). Il s'agissait en l'occurrence de défendre le droit au stationnement dans le camping municipal de Cournon, d'une famille de Voyageurs devant impérativement s'arrêter au plus près du CHRU de Clermont-Ferrand pour assister l'un des siens gravement blessé. Notre comité conduisit alors un mouvement de solidarité active avec l'appui de nombreuses autres associations, le soutien des médias et d'une bonne partie de la population. Depuis 1997, une action soutenue s'est développée dans le cadre d'un collectif dont le Mrap fait partie dans le chef-lieu de la Région Auvergne. Il s'agit essentiellement de défendre le droit au stationnement, sous tous les aspects qui intéressent les Voyageurs. En l'absence de bonnes conditions de stationnement et d'accueil, le Mrap, avec les autres associations de défense des Droits de Les Ateliers ca lligraphiques A yan t constaté aux cours d'activités éducatives que les arts plastiques et graphiques pouvaient être les relais naturels de la découverte des autres cultures, et finalement devenir porteurs de la parole antiraciste, notre comité est maintenant persuadé que la calligraphie est un outil essentiel d'une meilleure connaissance du patrimoine culturel de 1 'humanité, de la socialisation et de l'éducation de l'enfant, de la promotion des Droits de l'homme et de l'amitié entre les peuples. En témoignent les expositions présentées à Clermont-Ferrand par nos soins depuis plus de dix ans avec le concours des plus grands calligraphes français, les conventions signées entre le MRAP 63, des écoles primaires et des collèges de nos ZUP, la présence de nos « ateliers calligraphiques» pendant les quinze « Journées d'Education contre le racisme» que nous avons organisées avec le CRDP de Clermont en mars 1999. C'est d'ailleurs à la suite de ces Journées que notre Comité a pu participer à l'élaboration de l'exposition « Enfances d'ici et d'ailleurs» organisée par le Conseil générai à la Maison de l'innovation de Clermont (29 sept 99 au 29 avril 2000) et être invité dans plusieurs manifestations culturelles de l'été et de la rentrée, par exemple au festival d'Auzon en Haute-Loire et dans des bibliothèques municipales du Puy-de-Dôme et du Cantal. Pour paraphraser une formule d'Albert Memmi dans l'introduction à « La fiancée d'aleph »(1) livre paru en 1995 aux Editions Alternatives: « la calligraphie, comme la langue qu'elle porte, est non seulement un outil de communication mais aussi un merveilleux réservoir des expériences d'un peuple. Bienheureux ceux qui parlent (et écrivent), aiment et agissent dans leur langue d'enfance; ils sont unis à eux-mêmes ». (1) « aleph» et « aliph » sont respectivement la première lettre des alphabets sémitiques hébraique et arabe. Notre alpha et notre A( a) en sont les cousins très proches. Jean Berthier M rap 63 Centre Blaise Pascal 3, rue du maréchal Joffre 63000 Clermont-Ferrand. T et F : 03 73375923 l'homme, des syndicats enseignants, l'Union des Comités de Quartier et l' Association pour la Promotion des Gitans et des Voyageurs en Auvergne (APGVA), s'inquiètent du non-accès à l'école et à la santé. Une pression constante s'exerce sur la municipalité de la grande ville, laquelle ne fait pas preuve de bonne volonté, l'attitude de nombreux policiers venant aggraver la situation. Du côté de la préfecture et du Conseil général 1 ' écoute paraît actuellement très positive. Avec les autres associations, le Mrap a participé à plusieurs réunions préparatoires à l' élaboration d'un schéma départemental d'accueil des Gens du Voyage. Il faut toutefois regretter, avec le préfet, et le vice-président du Conseil général responsable du dossier, que de nombreux élus locaux (pas tous, car quelques-uns peuvent avoir une attitude exemplaire) brillent par leur absence et leur inertie. Nicole et Jean Darpoux CL Toulouse: grève de la faim et marche nationale La grève de la faim et la mobi lisat ion ont permis d'obtenir une vin gtaine de régu larisations. La sit uation antérieure était t otalement bloquée. La grève a ouvert une brèche dans le dispositif préfectoral et les négociations se poursuivent pour le reste des dossiers avec la préfecture. Toutefois, ces avancées ne sont pas à la hauteur des attentes ni pour la période de validité des t itres de séjour (un an renouvelable pour la plupart au lieu d'une durée revendiquée de dix ans) ni pour le nombre (I50 dossiers ont été déposés). La fin tragique de Wszedybil Bogdan, qui a mis fin à ses jours le 30 juil let alors qu'il vivait en France depu is 1989, a été un choc terrible pour les sans-papiers, leurs amis et tous les soutiens. La seule solution reste donc une mesure globale de régu larisation. C'est pour obtenir cette mesure et l'ouverture de négociations avec Matignon que le rassemblement des sans-papiers de Toulouse et leurs amis ont pris l'initiave d'une marche nationale qui devait converger début octobre à Paris. Différences n° 211 octobre 1999 5 A partir des trois cent cinquante heures d'images d'arch ives du procès d'Adolf Eichmann jugé en 1961 à Jérusalem, Eyal Sivan et Rony Brauman ont réalisé « Un spécialiste» qu i ressort sur les écrans en ce mois d'octobre. L'homme qui a méthodiquement organisé le transport de millions de personnes vers les camps de la mort n'était pas un pervers sanguinaire mais un fonctionnaire consciencieu x. L'ambition des réalisateurs était d'élaborer une réflexion sur « la méchanceté en politique ». Richard Dindo a consacré un documentaire sur un chef de la police suisse, Paul Grüninger qui, en accord avec sa conscience, a refusé les ordres de sa hiérarchie en accueillant des milliers de juifs autrichiens fuyant la fureur nazie. Il a été jugé, condamné, révoqué dès 1940. Dindo a retrouvé des suirvivants et les a fait revenir sur les lieux de la condamnation de leur libérateur. Un film sur la responsabilité. Deux hommes aux antipodes l'un de l'autre, deux films importants, qui transmettent de la mémoire et balisent des événements historiques. Entretiens. « Un spécialiste », ou la méchanceté en politique Rony Brauman Vous présentez dans votre livre, « Eloge de la désobéissance ;;, toutes les difficultés que vous avez rencontrées pour retrouver les images du procès Eichmann, y accéder, pouvoir les restaurer dans un format qui supporte un traitement technique adapté: quelles sont les raisons de ce désintérêt? Eyal Sivan : Ces archives visuelles sont les seules qui relatent le procès d'un criminel nazi entièrement enregistré précisément pour en préserver la mémoire. Mais la quantité d'images pose un problème de stockage et les contraintes techniques rendent onéreux leur conservation et leur traitement ; et puis, longtemps il n'y a pas eu de « demande» : quelques 6 Différences nO 211 octobre 1999 Eyal Sivan images canoniques constituées par les témoignages des victimes ont suffi à satisfaire la fonction pour laquelle ces images ont été tournées. Enfin, contrairement à ce qui se passe dans l'écrit, le processus incessant de fabrication de nouvelles images ne favorise pas le retour vers des images tournées dans le passé. Il faut donc écarter toute malveillance idéologique. Rony Brauman : Sur les cinq cents heures du tournage originel, un tiers un disparu. La partie sur Eichmann a été intégralement conservée parce qu' elle n'a jamais été utilisée E. Sivan : Cela révèle le problème de la représentation des bourreaux. Si à l'écrit, les historiens comme Raoul Hilberg et d ' autres , ont travaillé sur les documents relatifs aux persécuteurs, ce n' est pas le cas au cinéma : leur représentation est moins sensationnelle, voilà pourquoi on ne s'est pas intéressé à la déposition d'Eichmann. Vous affichez clairement ancrage interprétatif en faisant référence au livre d'Hannah Arendt « Eichmann à Jérusalem, rapport sur la banalité du mal ;;. Aviez-vous l'intention de raviver la polémique suscitée par sa parution, en particulier sur le « crime de bureau ;; et la responsabilité des conseils juifs dans le processus de déportation, au risque de heurter la sensibilité des survivants? R. Brauman : Le livre d'Hannah Arendt a été pour nous la toile de fond et la grille de lecture de ces archives. Ce film ne comporte rien qui soit de nature à heurter la sensibilité des survivants si ce n' est la partie sur les conseils juifs. Toutes les oppressions ont toujours mis en oeuvre les victimes elles-mêmes pour assurer le relais de cette oppression. Une partie des milices anti-indépendantistes du Timor aujourd'hui est constituée de Timorais qui étaient des collabos, l'esclavagisme en Afrique a eu affaire avec le pouvoir noir pour assurer le commerce de l'esclave, la destruction des juifs d'Europe n'a pas échappé à cette règle quasi-universelle. La matière offerte par les images du procès d'Eichmann se prête à l'élaboration d'un récit qui met en scène ce qu'il y a de pire dans la pensée politique: l' instrumentalisation humaine qui réduit les êtres humains à de purs objets. Cette énorme quantité d'images n'a pas d'équivalent d'une part parce que ces images sont disponibles (celles du procès Papon ne le seront que dans trente ans), d'autre part parce que c'est un procès où l'accusé avoue intégralement son crime et les conditions d'exécution. Le crime étant énorme, le matériau visuel rend possible l'écriture d'un essai sur ce que j ' appellerai la méchanceté en politique, c' est-àdire le mal infligé par des gens qui ne sont pas animés par l'intention de le faire, mais Ima qui le font peut-être d'autant mieux qu'ils ne sont pas animés de pulsions sadiques immédiates qui viendraient parasiter le processus. Cet essai sur le mal en politique ou sur la méchanceté humaine est toujours d'actualité Cela ne veut pas dire que ce film en représente tous les aspects mais il en aborde une facette essentielle. Nous n'avons cherché à relancer aucune polémique mais à porter à l'écran quelque chose que l'on trouvait à l'écrit mais qui n'était jamais représenté. E. Sivan : Nous voulions adapter le livre d'Hannah Arendt, aussi lorsque nous avons découvert les images, le livre est tout naturellement devenu notre grille de lecture et d'interprétation des images. Le fait est que la littérature - romancée, phi- 10sophique, historique - a été sur le sujet de la deuxième guerre mondiale et du génocide des juifs et des tsiganes, beaucoup plus audacieuse que le cinéma et l'audiovisuel. Notre approche de ces images est laïque, nous ne sommes pas sous l'emprise d'un sujet intouchable et sacré. Nous pensons qu'il est possible de construire à partir des images du procès d'un criminel nazi responsable de la Sécurité intérieure du Reich et de la logistique du programme de la « Solution finale» une oeuvre cinématographique dont l'objet n'est pas de parler d'Auschwitz mais de politique. Ce n'est ni un résumé du procès ni une reprise de la polémique autour du livre d'Arendt. Pourquoi ne pas avoir donné des clés en particulier en termes de contextualisation pour aider un public non averti à la compréhension des fait? R. Brauman : Les clés essentielles y sont. Le film dévoile à mesure qu'il progresse les différents éléments qui permettent d'entrer dans l'intelligibilité des faits. On a délibérément cherché à réduire au minimum les éléments du contexte historique pour ne pas saturer le récit que font les différents acteurs. On retrouve la période heureuse d'Eichmann, selon ses propres, durant laquelle il vire les juifs d'Europe et la période triste mais très active pendant laquelle il se fait le logisticien efficace et méthodique de la « Solution finale». Un spécialiste n'est pas un film sur la Shoah, mais sur un génocide et il cherche à répondre à la question

par quels moyens humains et pratiques

ce processus de destruction a-t-il pu être appliqué? Eichmann fournit des exmémoire, histoire plications importantes mais choquantes pour le sens commun. Les nazis sont supposés être des forcenés, des seriai killers, des brutes sadiques et l'on découvre un bourgeois classique, un des grands criminels du siècle qui n'a pourtant jamais versé le sang de ses mains. E. Sivan : Je refuse de considérer nos capacités intellectuelles comme supérieures à celles du spectateur dit moyen, lequel est une pure abstraction. Le spectateur éponge n'existe pas. Il n'y a pas pour ce sujet-là, comme pour n'importe quel autre, d'indispensable pré-requis. Ce film s'adresse à tous ceux qui veulent bien s'y intéresser. Est-ce qu'on est vraiment à l'aise d'intervenir sur une image d'archives? On crierait au scandale si des antisémites, des négationnistes s'emparaient de ces images et y appliqueraient dans leur objectif les techniques que vous avez utilisées ... E. Sivan : Moi, non. J'attendrais de voir. Que peuvent faire des néonazis avec Adolf Eichmann quand il dit: j'ai été convoqué par Heydrich, le chef de la sécurité du Reich qui m'a informé de l'ordre d'Hitler d'exterminer les juifs. Au contraire, Eichmann lance un défi aux négationnistes tout au long de sa déposition, il raconte exactement ce qui s'est passé, il ne nie rien. Les négationnistes ne peuvent faire qu'une chose: censurer Eichmann. Tant que ces archives existent, on peut y retourner, aller voir de quoi notre film, ou un autre, est issu. Nous expliquons clairement dans le générique qu'il ne s'agit ni d'un résumé ni d'un portrait mais d'un montage et d'une construction. Il n'y a pas d'objectivité en matière d'art et de création. R. Brauman : L'image ne dit rien en elle-même, une image sans des mots est dépourvue de sens. On a tellement vu de faux grossiers qui n'impliquaient pas l'intervention déclarée sur l'image mais sa mise en scène: des fausses fêtes dans des catacombes, les islamistes barbus trafiquants d'armes dans les banlieues, les fausses arrestations de jeunes, une conférence de presse donné par Fidel Castro transformée en interview exclusive. C'est le statut de ces images et pas leur existence propre qui est en cause. Pour notre film, leur statut est clair. Si nous avions fait un film sur la Coupe du monde, on n'aurait pas crié au scandale, cela montre bien que c'est la sacralité du sujet qui rejaillit sur les images. Que pensez-vous de l'idée d'une résonance commune entre le film de Richard Dindo sur Grüninger et le vôtre malgré le caractère antinomique des deux personnages? R. Brauman : Il existe un contraste terrible entre les deux personnages: au nom de ses valeurs Eichmann décide d'aller jusqu'au bout de 1 'horreur contre son propre sentiment, au nom de l'idée qu'il se fait de son rôle et de sa responsabilité, ~ Différences n° 210 octobre 1999 7 -+ Grüninger prend une décision qui va chambouler toute sa vie. Grüninger est l'anti-Eichmann qui est lui-même l'antiGrüninger. Peut-on penser . qu'ils sont comme l'avers et le revers de l'humanité, le bien et le mal? R. Brauman : Le mal tel qu'Eichmann l'incarne n'est pas l' envers du bien, il n'est pas simplement une carence de bien. C'est une question qu'Arendt a tentée d'élaborer: dans toute la traditionjudéochrétienne le mal n'a pas d'autonomie, il n'est que l'envers du bien. Or, avec le crime moderne, le crime de bureau, le crime de masse, on voit clairement surgir une figure du mal qui n'est pas l'envers du bien, puisque que c'est le mal commis avec l'idée de faire du bien. On n'est pas du tout dans une opposition entre le bien et le mal. On est dans une fi gure du mal qui est totalement autonome par rapport au bien, le mal comme absence de pensée, et non pas le mal comme inversion des valeurs. E. Sivan : Le film de Richard Dindo est extraordinaire sur le plan cinématographique: il fait exister un personnage absent. En cela, il y a une opposition entre les deux films. Plus on voit Eichmann à Des livres de référence l'écran plus le personnage devient transparent, plus il est absent parce qu'il est enfermé dans la pensée instrumentale. On peut dire qu'en creux «l'Affaire Grüninger » est un film sur Eichmann comme « Un spécialiste» est un film sur Paul Grüninger. En cela, il y a une résonance forte entre les deux films. Autre passerelle importante: c'est l'attitude à l'égard de la figure de la victime appréhendée comme « l'innocence absolue ». Richard est sévère à l'égard de ces gens qui ont été sauvés par Grüninger mais qui ne se sont jamais intéressés à lui. Il interroge ce statut de l'innocence absolue que serait la victime. Cela n'est pas anodin, car le film de Dindo est aussi une interrogation sur la notion de responsabilité. Les deux films ont pour ambition d'inciter à penser. Richard Dindo ne fait pas de Grüninger un héros, il refuse comme nous cette conception du monde partagé entre les héros d'un côté, les mauvais de l'autre. On a pourtant envie de faire partie de l'humanité de Grïninger et non de celle d'Eichmann. Ce genre de films nous inciteraient- ils à nous rapprocher de la minorité qui, dans des conditions graves, sait désobéir et dire non ? R. Brauman : Je ne sais pas. Je ne sais pas à quoi servent les idées en général. Je sais à quoi me servent mes idées à titre individuel, et encore ... Je ne sais pas comment les idées peuvent avoir un impact sur la réalité. Je pense qu'il n'y a pas de réponse satisfaisante si ce n'est que l'on peut souhaiter, imaginer que l'affermissement de la pensée c'est un peu de mieux introduit dans le monde E. Sivan : La réponse est toujours a posteriori. La minorité qui dit non n'est pas un bloc constant On peut avoir été résistant en quarante et tortionnaire en Algérie en soixante. Il y a des personnages plus constants, Papon par exemple .. . Bien que laïc, je crois qu'il faut avoir foi dans le mouvement des idées. Je voudrais pour terminer citer Leibovitz qui, reprenant Emerson et Voltaire, affirmait ceci: l 'Histoire est un amas de folies, de crimes, de catastrophes, de péchés, d'atrocités commis par l'homme contre l'homme, c'est la vérité dit Leibowitz, mais ce n'est pas toute la vérité, parce que l'Histoire c'est aussi la lutte de l'homme contre ces folies, ces atrocités, ces crimes, ces catastrophes, massacres ... C'est une lutte permanente, quotidienne, éternelle peut-être. Entretien réalisé par Chérifa Benabdessadok Des images pour la Tolérance • « Eichmann à Jérusalem, rapport sur la banalité du mal )}, Hannah Arendt, Gallimard Poche 1991 Le Festival international dufilm contre l 'exclusion et pour la tolérance connaîtra sa deuxième édition du 16 au 23 novembre prochains. La première manifestation ayant rencontré un grand succès public, l'Unesco envisage désormais d'en faire un événement annuel autour de la journée internationale de la Tolérance. Il pourrait également devenir itinérant. La programmation, que nous publierons dans notre édition de novembre, s'adresse à tous les publics (scolaires et adultes). Le Mrap est associé à cette initiative. Les partenaires et les soutiens sont nombreux et le comité de parrainage comprend notamment Jack Lang, Costa Gavras, Euzhan Paley, Agnès Jaoui, Moufida Tlati, Raoul Peck, Cheick Oumar Sissoko, Marin Karmitz, Henri Chapier, Pedro Almodovar. • « Délit d'humanité, L'affaire Grüninger )}, Stefan I<elle~ Editions d'En bas, 1994 • « Eloge de la désobéissance », Rony Brauman, Eyal Sivan, Editions Le Pommie~ 1999 Projections / distr ibution des films • Un spécialiste est projeté ce mois d'octobre à Par is au cinéma des cinéastes. Des projections uniques en présence de l'un des auteurs auront lieu dans de nombreuses villes de la Région alpine. Ne ratez pas cette occasion. Pour les comités qui souhaitent organiser des projections : • L'affaire Grüninger est distribué par « Les films d'ici »,12 rue Clavel, 75019 Paris - T : 01445223 24. Se recommander du Mrap pour la location. • Un spécialiste est distribué par « Océan », 40 Av. Marceau, 75008 Paris.- T : 0156623030. 8 Différences n° 211 octobre 1999 17 octobre 1999. Le Cercle Frantz Fanon organise une journée d'études sur la répression de 1961 avant le rassemblement au pont Saint-Michel. Participants nombreux et de qualité. Programme disponible au siège sur demande. Différences: Peut-on dire que Paul Grüninger est un « an ti-Eichmann », un homme dont la désobéissance aux actes fonde un acte exemplaire? Richard Dindo : Grüninger est effectivement l'anti-Eichmann et les deux films « Un spécialiste» et «L'affaire Grüninger» sont complémentaires. Ils sont à voir l'un après l'autre, le Grüninger après l'Eichmann, car ce sont deux hommes qui représentent à merveille, si j'ose dire, l'un le bureaucrate parfait et inhumain, l'autre le fonctionnaire humain et résistant. Il est tout de même extraordinaire qu'un homme comme Grüninger qui, en tant que chef de police, ayant refusé les ordres du gouvernement suisse a été honteusement renvoyé de son poste et puni devant un tribunal, alors que le gouvernement allemand d' après-guerre n'a jamais fait le moindre effort pour retrouver Eichmann. Pourtant, celui-ci est le prototype du fonctionnaire teutonique qui, obéissant aveuglément aux ordres, permet en dernière instance au régime national-socialiste de mener une guerre mondiale et de causer la mort de cinquante millions de personnes, dont six millions de juifs. Mais Grüninger est aussi l' anti -Papon. Le paradoxe est qu'en Suisse on essaie de faire croire aujourd'hui que Grüninger représente le pays et sa population, alors qu'en réalité il a agi seul, a été sévèrement puni et n'a été réhabilité que cinquante après les faits, sous la pression des médias, étrangers surtout. En France, au contraire, on essaie de faire croire que Papon a agi seul, qu'il était le seul responsable de l'envoi des juifs à la mort, alors qu'en réalité il représente parfaitement l'Etat de Vichy, collaborateur des nazis. Les Eichmann et les Papon représentent malheureusement la majorité de la population, les Grüninger une minorité. C' est un triste constat. La désobéissance est l'exception et l' obéissance la règle. Paul Grüninger, portrait d1un absent par Richard Dindo Vous avez filmé les témoins que vous avez retrouvés dans la salle du tribunal où Grüninger a été jugé et condamné: quel sens donnez-vous à ce choix ? R. Dindo : Nous avons fait revenir les réfugiés juifs autrichiens dans la même salle du tribunal de St-Gall où Grüninger a été condamné pour leur avoir sauvé la vie. L'idée était de faire un contre-procès, d'accuserles accusateurs; la Justice ayant joué en Suisse le même rôle qu'en Allemagne et en France, et comme partout ailleurs, c'est-à-dire en se plaçant au côté de l'Etat, du régime en place. Rappelons qu'aucun juge allemand, ayant condamné à mort des résistants ou des déserteurs allemands, n'a été condamné ou au moins révoqué après la guerre; au contraire, tous ces criminels en robe noire ont été réintégrés dans la justice fédérale et ont continué à exercer comme si de rien n'était. Même chose en France. Les fonctionnaires de la justice sont littéralement au-dessus de la loi, toujours au service du pouvoir, quel qu'il soit, et toujours considérés comme innocents et« justes », quoiqu'ils fassent. Dans mon film, en face des bancs vides qu'occupaient les juges pour condamner Grüninger, on a donc fait revenir les réfugiés juifs pour témoigner en faveur de l'ancien accusé; il fallait faire entendre et comprendre qu'en refusant les ordres, cet homme leur a sauvé la vie, elles, preuves vivantes de son acte de résistance pour lequel il a été condamné. Ils représentent par leur présence dans ce lieu et face à la caméra non seulement la mémoire de Grüninger aujourd'hui disparu mais aussi la mémoire de tous les juifs absents et morts, parce que refoulés à la frontière suisse. Le cinéma documentaire qui travaille sur l 'Histoire, dans les lieux réels où elle s'est faite, avec des témoins qui sont des survivants, constitue une véritable politique de la mémoire; ce cinéma s'insurge contre l'oubli, rend aux personnes leur dignité bafouée, réhabilite ceux et celles auxquels une injustice a été faite. Car, la vraie réhabilitation d'un homme comme Grüninger ne revient pas au gouvernement ou à la justice suisse, mais au cinéma, par un film qui se réalise sous les yeux du peuple, c'est-à-dire sous les yeux du spectateur. C'est aussi pour cela qu'il était important de faire un film comme « Un spécialiste» pour que les documents filmés lors du procès d'Eichmann ne restent pas dans les archives, mais soient « publiés », montrés dans le monde entier pour que les gens apprennent l 'Histoire par le cinéma. Les deux films posent la question de la responsabilité. Il est aisé de distinguer rétrospectivement la frontière entre le « bien» et le « mal », mais personne ne peut honnêtement affirmer qu'à l'époque il aurait agi du côté du « bien » ... R. Dindo : Il y a toujours eu et il y aura toujours des hommes et des femmes qui luttent pour une cause juste et qui s'opposent, parfois les armes à la main, à des dictatures, et d'autres qui se couchent devant l' injustice. Il faut défendre la mémoire de ces « Justes» qui sont toujours une minorité, car la majorité dite« silencieuse » a tendance à se placer du côté des puissants ou des vainqueurs. C'est une affaire de courage et de lucidité. Un travail de mémoire sur des personnages comme Grüninger et Eichmann permet de réfléchir à tous ces problèmes, il a une vertu pédagogique auprès des jeunes générations car c'est par ce genre d'exemple qu'on peut leur enseigner le culte de la résistance. Les Grüninger sont des garants de la démocratie, les Eichmann les piliers de la dictature. Propos r ecueillis par Chérifa B. Différences nO 211 octobre 1999 9 DOSSIER Zoom arrière sur le J 7 octobre J 96 J Le 5 mai dernier, une décision prise en Conseil des ministres rendait public le rapport de Jean Géronimi sur les archives judiciaires « relatives à la manifestation organisée par le FLN le 17 octobre 1961 et, plus généralement aux faits commis à l'encontre des Français musulmans d'Algérie à Paris durant l'année 1961 ». Ce rapport, demandé en juin 1998 par le garde des Sceaux à l'avocat général à la Cour de Cassation, s'inscrit dans la lignée du rapport Mandelkern, du nom de son auteur, conseiller d'Etat, sur les archives de la Préfecture de police de Paris. Le Mrap avait critiqué ce travail pour deux raisons: d'une part son objet était d'étudier les possibilités d'accès des historiens aux archives de la Préfecture, non de donner une nouvelle vérité officielle; d'autre part, sur le fond, les conclusions, basées sur des sources partielles et partiales ne reflétaient pas l'état des travaux historiques et des témoignages. Avec le rapport Géronimi, la louable tentative de transparence de l'Etat sur ce massacre franchit un cap. Certes, les critiques faites au rapport Mandelkern peuvent lui être adressées, car une fois de plus il ne s'agit pas d'un simple inventaire commenté, mais de l'analyse d'une centaine de liasses de documents: archives du parquet du tribunal de la Seine, du parquet général de la Cour d'appel (couvrant les départements actuels de Paris, du Vald'Oise, des Yvelines) ; archives de l'administration centrale du ministère (archives du cabinet du Garde des Sceaux, de la direction des Affaires criminelles et des grâces). L'intérêt de ce travail réside notamment dans l'éclairage qu'il apporte sur la responsabilité du préfet de police, Maurice Papon. En particulier, on notera que les seules condamnations sur cette affaire furent les infractions à la loi sur la presse entreprises par Papon. Sur le nombre avancé des victimes, les critiques sur les sources suffisent à démontrer leur relativité. Relativité accentuée du fait que la mission ne concerne pas seulement les manifestations d'octobre, mais toute l'année 1961. Malgré l'aide de Françoise Banat-Berger, responsable des archives du ministère, et l 0 Différences nO 211 octobre 1999 à ce titre chargée de la constitution et de la transmission des archives aux Archives nationales, chargées de leur conservation, on ne saurait bâtir de conclusions définitives sur un tel corpus. La recherche historique ne peut s'appuyer sur une seule source: ce serait vouloir conduire avec des oeillères. Une fois admis ce principe, qui limite considérablement la portée des conclusions, on peut s'intéresser aux limites exprimées par Jean Géronimi. Lui aussi constate des lacunes, des documents cités par ailleurs mais absents aujourd'hui. Ainsi page 3 : « Faut-il, 17 Octobre 1961 : une tache sombre au tableau de l'histoire de France aussi, mettre au compte des lacunes, l' absence dans les archives judiciaires (absence également constatée par M. Mandelkern dans les archives de la préfecture de police), de tout compte-rendu d'ensemble des services de police à l'autorité judiciaire sur le déroulement des journées des 17 et 18 octobre 1961 et d'instructions du parquet entrant dans ses attributions de direction de la police judiciaire sur la conduite à tenir durant ces journées de trouble? »Page 19 : « les enquêtes [judiciaires] de 1961 classées sans suite n'ont pas été versées aux archives de Paris ». Guerre dlAI Car si la loi de 1979 sur les archives demande aux administrations centrales de remettre régulièrement leurs archives aux Archives de France, rien n'est précisé sur le classement, voire l'élimination de documents, effectués en amont, ou sur les délais de versement. Les dérogations sont accordées après accord de l'administration versante. A ce titre, les conclusions de 1. Géronimi sont claires: «Rien ne paraît faire obstacle, dans le contenu des archives, à ce que les chercheurs aient accès à une période de notre histoire contemporaine sur laquelle un débat récent a révélé un souhait de transparence, si ce n'est le risque de divulgation d'informations sur la vie privée et l'état de santé des victimes, et le risque, qui ne peut être négligé, de compromettre la sécurité de ceux qui ont eu en charge ces affaires et, surtout, celle des policiers qui y étaient impliqués dont il est probable que certains sont encore vivants. » « Ces risques peuvent être écartés par une communication sous la réserve d'usage de l'engagement des chercheurs d'utiliser les documents de façon anonyme. » Ces conclusions vont dans le sens des demandes du Mrap sur l'ouverture de cet espace au travail des chercheurs, sans discrimination. L'arbitraire actuel des dérogations rappelle que le chemin est encore long. Comme le rappelle l'historien Claude Liauzu, « la reconnaissance, récente, de la formule "Guerre d'Algérie" dans le vocabulaire officiel, la volonté de faciliter la recherche de la vérité, affirmée par le Gouvernement, permettent d'espérer que la guerre d'Algérie - jusqu'ici occultée et guerre entre mémoires opposées - puisse enfin être intégrée dans notre histoire ». Laurent Canat Recensement des archives judiciaires relatives à la manifestation organisée par le FLN le 17 octobre 1961 et, plus généralement, aux faits commis à Paris à l'encontre des français musulmans d'Algérie durant l'année 1961 - Rapport de mission. Jean Géronimi. • r------K Livres Délits d'immigration, Actes de la recherche en sciences sociales, nO 129, septembre 1999. Paris, Le Seuil Le postulat qui sous-tend ce passionnant numéro spécial est très simple: les immigrés sous soumis aux lois du fonc tionnement ordinaire de nos sociétés. S'ils sont sur-représentés dans l'appareil carcéral de tous les pays européens et dans les emplois les plus précaires, c'est la conséquence d'une politique commune à tous les Etats européens qui déréglementent le marché du travail, démantèlent le système d'assistance et compensent les tensions nées de cette politique par un durcissement des pratiques policières et judiciaires. Des articles d'auteurs italien, néerlandais et américain confirment ce postulat et sont encadrés par un remarquable texte d'Abdelmalek Sayad : il montre que l'Etat national se pense en pensant l'immigration comme sa limite; la discrimination est donc inscrite dans la pensée même de l'Etat et l'immigration est, ontologiquement, criminelle. Loïc Wacquant dans « Des ennemis commodes » reprend les comparaisons internationales. Il éclaire les données européennes sur la présence des immigrés dans les établissements pénitentiaires en les complétant par des références à la situation des noirs aux Etats-Unis: le taux d'incarcération des Afro-Américains a doublé en moins d'une décennie. La misère est criminalisée tandis que l'insécurité salariale et sociale est transcrite en problème de sécurité nationale et internationale. L'Union européenne va-t-elle persister à suivre ce modèle et sous un discours universaliste à dédoubler le droit et le système judiciaire, en un droit des nationaux et un sous-droit des étrangers? L'ensemble des textes sont accessibles à chacun. Ariane Lantz Histoire de la notion de gène. André Pichot. Flammarion 1999, « Champs» Quoi de plus commun aujourd'hui que les termes de gène ou d'hérédité? On les rencontre désormais autant en biologie qu'en sciences sociales. Ils charrient pour le sens commun quantité de représentations et suscitent parfois des lectures équivoques. Mais sait-on vraiment de quoi il est question? En épistémologue rigoureux, André Pichot appréhende ces notions à travers les diverses constructions théoriques auxquelles elles ont donné lieu principalement depuis deux siècles: il brosse ainsi un panorama historique de la génétique en tant que discipline scientifique et comme discours. Le constat est sans appel : l'auteur pointe un véritable déficit théorique que les « prouesses» techniques de quelques expériences très médiatisées ne suffisent pas à masquer. Aujourd'hui encore, la génétique repose sur des notions complexes dont les contours s'avèrent singulièrement mouvants et les contenus mal définis. Le biologiste s'en trouve souvent réduit à un bri co lage où l' empirisme et le tâtonnement ont plus de part qu'un réel progrès de la connaissance: on ne sait pas exactement de quoi on . parle, on fait sans savoir exactement ce que l'on fait, on réussit sans savoir pourquoi ça marche ... Bref, si le roi est toujours nu, le généticien apparaît quant à lui très court vêtu. Loin du réquisitoire obscurantiste, cet ouvrage en appelle à un authentique effort conceptuel de la recherche fondamentale. Il incite aussi le nonspécialiste à la rigueur et à la vigilance quant à l'usage de notions que leur fallacieuse « évidence» expose à des approximations pas toujours innocentes. Il s'agit d'une mise au point utile à l'heure où un engouement quelque peu fétichiste pour les « biotechnologies » tend à occulter la dimension éthique et sociétale des enjeux soulevés par le développement des sciences du vivant. Alain Pellé « Devinez à qui s'adresse cette bordée d'injures? "Poupées barbantes", "produits manufacturés, interchangeables", "rondelles", "savonnettes saisonnières", "purge des tympans", "petite princesse décavée au sourire chaptalisé aussi sexy qu'un brise-glace", "produit pharmaceutique au goût saumâtre et aux effets secondaires fâcheux", "Madame Propre de la ritournelle liftée en lazzis ites-le avec des femmes mineurs", "effigie en rabat-joie", "Salomé sur un lanceroquettes", "magicienne de l'insipide", "courgette obligée des ratatouilles télé larmoyantes de Jean-Pierre Foucault", "image de synthèse vagissante", "hologramme avec double air-bag incorporé à la calandre", "potiche de sitcom", "mannequin chez Fleury Nichon"( ... ). Les destinataires de ces amabilités sont quatre chanteuses en vogue - Céline Dion, Lara Fabian, Ophélie Winter et Axelle Red - massacrées dans un "dossier" de la rubrique culture de L'Evénement du 14 au 20 janvier 1999.( ... ) Fallait-il consacrer quatre pages à discréditer avec tant de hargne des chanteuses? En méprisant, par rebond, tous ceux qui les apprécient? Mis en cause par un abondant courrier des lectrices et lecteurs, le journaliste répond en quatre lignes que « la chanson est essentiellement histoire d'épiderme ». Dans son dossier sur les chanteuses, le journaliste avait écrit que "tout le monde naît chanteurs, sauf certaines". Ses articles prouvent que tout le monde naît journaliste, sauf certains. ( ... ) Un journaliste qui se respecte - et qui demande le respect - peut-il confondre critique artistique et tombereau d'injures personnelles? » Ce texte est extrait d'un livre, petit par le format mais grand par l'originalité et la pertinence du propos. Il s'agit de traquer dans le vocabulaire et les médias les mots et les moyens d'un sexisme encore vivace. Les quatre études, préfacées par Benoîte Groult, sont respectivement consacrées aux médias d'information générale, au sexisme ordinaire du langage médiatique, à la division sexuelle du travail dans les médias, et aux raisons de la désaffection du lectorat féminin à l'égard des quotidiens. Tonique et convaincant. « Dites-le avec des femmes », Virginie Barré, Sylvie Debras, Natacha Henry, Monique Trancart, co-édité par le CFD-Ecole des métiers de l'information et l'Association des femmes journalistes. CFD 7/9 rue des Petites-Ecuries 7510 Paris T: 01 53246868 F : 01 53246888 D(fférences nO 211 octobre 1999 l l Actualités _________ _ ÉChOS • Le premier tout de manivelle de l'un des Douze films contre le racisme (OFeR) a été donnée le 24 août. « Sans autre ,'es rien », film d'animation, est réalisée par Philippe Jullien d'après une idée originale de Yohanna Delgado. • La Cour d'appel de Versailles a confirmé l'ordonnance de référé qui avait condamné Jean-Marie Le Pen pour ses déclarations sur les chambres à gaz qu'il considère comme « un délail de la seconde guerre mondiale ». Partie civile, te Mrap a vivement salué cette décision. • Le docteur Hans Münch, ancien officier de la waffen 55, qui a sévi à Auschwitz de 1943 à la fin de la guerre, ne s'est pas présenté le 17 septembre devant la 17- chambre correctionnelle du Tribunal de grande instance de Paris. Sur plainte du MRAP et de plusieurs associations de déportés, le tribunal devait l'entendre pour les propos tenus lors d'une émission de radio au cours de laquelle il a traité les Tsiganes de« misérables minables» ajoutant que « les envoyer au gaz était la seule solution ». Il s'esl fait représenter par son avocat, Jean-Marc Varaut (par ailleurs avocat de Maurice Papon : un hasard 7) qui a produit un certificat médical faisanl état d'une « détérioration mentale ». Le tribunal devait statuer le 21 septembre sur l'hypothèse d'ordonner une commission rogatoire internationale en vue de faire examiner le docteur par des experts indépendants. Daniel Mermet, producteur de l'émission radiophonique, qui l'a rencontré en septembre 98, a pourtant le souvenir d'un «vieux monsieur remarquablement bien conservé, en pariaite santé, d'une cohérence totale et d'une tonicité psychique remarquable ». • Le groupe de recherche associant le CNRS et l'université Paris VIII « Migrations internationales et relations interethniques » organisait le 23 septembre à Rennes un colloque sur le thème: « Hors-droit: les gens sans qualité ». Interventions de Véronique de Rudder, Etienne Balibar, Mouloud Aounit... Agenda • Le, (( discriminations raciales dans l'emploi» tel est le sujet qui sera débattu le 9 octobre à Pantin lors d'une initiative du comité local du Mrap. • Le Mrap sera présent à la rencontre « interpays contre le racisme et la discrimination» du 28 octobre au 8 novembre à Hambourg,. • La revue Pour - la solidarité avec les démocrates algériens - prépare pour les 5 et 6 février 2000 un colloque sur l'intégrisme islamiste en France. Pour: BP 75860 Paris Cedex 18. • Agir ici et Amnesty lancent avec d'autres associations une campagne nationale « Armes légères ... la balle est dans notre camp». Des cartes postales à adresser au Premier ministre sont à votre disposition au Mrap. Ou comité de Montpellier: « Joseph Schapira aura cent ans en ce mois d'octobre. Adhérent au Mouvement depuis les années cinquante, il a successivement fait partie des comités de Toulouse et de Montpellier où il participe à toutes les manifestations contre le racisme dont sa famille avait été victime durant la guerre, Le comité de Montpellier le félicite et souhaite qu'il soit encore longtemps un fidèle soutien à son activité. » Ou Rhône: « Raymond Descolianges, secrétaire départemental du Rhône, est décédé brutalement au mois de juillet à Lyon. Sa disparition nous a profondément choqué. Nos sincères condoléances à sa famille et à ses amis. » Ahmed Khenniche Conversations 43, boulevard de Magenta Ferdinando Camon s'est entretenu avec Primo l evi de 1982 à 1986, moins d'un an avant 75010 Paris le suicide de l'auteur de « Si c'est un homme". Ces conversations publiées chez Gallimard sont très sobrement mises en scène par Dominique lurcel à la Ménagerie de Verre (*). le résultat est à la mesure de l'intelligence, de la douceur et de la finesse de l'ancien déporté ;Ies deux interprètes Eric Cenat (F. Camon) et Gérard Cherqui (P.levi) n'ont pas cherché à mimer des personnages \\ authentiques ", ils se font modestes et efficaces passeurs de mémoires. Il ne faut pas rater l'occasion d'écouter Ecouter Primo Levi, d'autant que Gérard Cherqui a su trouver une justesse de ton et une gestuelle remarquables. (*) 12-14, rue Lechevin, 75011 Paris. Réservatians: FNAC et au 01 43 38 33 44. « Ceux qui savaient se taisaient, ceux qui ne savaient pas avaient peur de poser des questions: les yeux, les oreilles et les bouches demeuraient fermés. )) Primo Levi l 2 Différences nO 211 octobre 1999 Tt!. : 0153389999 Télécopie: 01 40 40 90 98 E.mail: mrap@ras.eu.org • Directeur de la publication Mouloud Aounit • Gérante bénévole Isabelle Sirot Rédactrice en chef Cherifa Benabdessadok Directeur administratif Jean-Étienne de Linares • Abonnements Éric Lathière-Lavergue 135 F pour Il numéros/an 13 F le numéro • Maquene Cherifa Benabdessadok Impression Montligeon Tél.:0233858000 Commission paritaire nO 63634 ISSN 0247-9095 Dépôt légal 1999-10

Notes

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